Ses lectures vont l'aider dans ce cheminement. Il est désormais presque canonique de rappeler l'influence décisive de Nietzsche, et plus particulièrement celle de la Naissance de la tragédie, sur le jeune Marcus Rothkowitz – qui adopte définitivement le nom de Rothko en 1940. C'est dans les ouvrages de Nietzsche qu'il rencontre Eschyle, les Grecs et la puissance du mythe (que la psychanalyse est en train de réévaluer). Aidé par le primitivisme en vogue dans les milieux américains de l'époque, Rothko va pouvoir construire son univers pictural sur des archétypes mythologiques ancestraux, à la manière d'un Ashille Gorky. Le Sacrifice d'Iphigénie ou Antigone, qui datent de ces années 40, ne mettent pas en image ces grands mythes fondateurs ; ils ne font qu'allusivement référence à ce que Rothko nomme « l'esprit du mythe », celui des « symboles éternels dans lesquels nous devons puiser afin d'exprimer les idées psychologiques fondamentales ». On voit combien le peintre est alors – tout comme l'ensemble des membres du courant de l'« expressionnisme abstrait » – sous l'emprise des théories psychanalytiques de Jung sur l'inconscient collectif.

L'inconscient est dans toutes les bouches, notamment celles des surréalistes exilés à New York à la suite de la déclaration de la Seconde Guerre mondiale. Breton, Tanguy, Miró, mais aussi Masson sont à New York en 1940. C'est au surréaliste André Masson que Rothko va emprunter ses formes biomorphiques. Les toiles de l'artiste américain se peuplent ainsi de créatures hybrides, mi-monstres, mi-végétaux, laissés en gestation, comme si la peinture était appelée à rendre compte d'une mutation étrange et inquiétante des espèces. Ces créatures imaginaires et fantasques, qui rappellent parfois les « grotesques » de la Renaissance, forment une cosmogonie personnelle ; elles font entrer dans un univers de formes singulier qui semble échapper à une définition, en constante transformation, mobile et pourtant stagnant comme un plan d'eau.

Une abstraction lyrique à l'échelle humaine

Constatant l'impossibilité de représenter la figure humaine sans la « mutiler », Mark Rothko s'oriente vers une peinture de plus en plus épurée. C'est vers la fin des années 40 qu'il abandonne tout indice de figuration possible. Il le fait progressivement. En 1947-1948, il élimine de son vocabulaire plastique les formes cernées pour libérer les plans de couleurs. Pendant deux ans, cette série dite des Multiformes met en suspens des taches qui flottent à la surface de la toile. Les premiers essais laissent encore percevoir dans la liberté du geste des formes biomorphiques qui s'estompent rapidement. La composition se structure de plus en plus. Il s'agit pour le peintre d'effacer toute surcharge anecdotique contraire à la contemplation : l'art vise, selon les propres termes de Rothko, à « l'élimination de tous les obstacles se dressant entre le peintre et l'idée, entre l'idée et le spectateur ». Les couleurs stratifiées se font plus mates et veloutées, plus lumineuses et irradiantes aussi. Les formats s'agrandissent ; ils prennent une échelle à hauteur d'homme. Rothko va oublier les mythes fondateurs pour se consacrer entièrement au mystère de cette surface à « traverser ». C'est un face-à-face qu'il semble désormais rechercher. Non pas une confrontation mais une immersion du regard dans le lieu hypnotique de la couleur. Rothko vient de découvrir les vertus d'une peinture qui accapare le champ visuel du spectateur. La toile est un mur qui ne fait pas obstacle. Elle impressionne pour mieux être traversée du regard. C'est dans ce but qu'il adopte de grands formats : « Un grand tableau est une transaction immédiate : on y entre de plain-pied. » Que faut-il entendre par là ? Plusieurs choses. Tout d'abord, un tableau, même s'il cherche à transmettre une « idée », est un vecteur de sensations. D'où ce principe d'immédiateté. Les grands aplats rectangulaires de couleurs que Rothko adopte – ceux qui feront sa signature – ne sont pas des surfaces inertes, loin s'en faut. Ils sont chargés d'une matière diaphane et palpable qui enveloppe le regard. Si Rothko parle de « transaction », c'est bien dans le sens d'une communication. Rothko aime présenter ses œuvres sur les cimaises de manière très serrée, violemment éclairées et le plus proches possible du sol, « parce que, dit-il, c'est ainsi qu'elles ont été peintes ». Pour lui, le petit format met le peintre à l'extérieur de sa propre expérience alors qu'il est « dedans » devant une toile immense. Pollock disait la même chose pour expliquer la technique du dripping réalisée sur des toiles libres, immenses, posées à même le sol et dans lesquelles il entrait littéralement pour recouvrir la surface de la toile. Mais chez Rothko ce désir d'immersion est aussi un désir de communion. Ce besoin se double d'un sentiment très puissant qu'un tableau vit et meurt par sa relation avec son auteur et ses destinataires. Le vis-à-vis du spectateur à l'œuvre doit réactualiser celui du peintre devant la toile. Tout rapport de contemplation doit être ramené à l'échelle humaine du « faire », même si les dimensions parfois monumentales de certaines toiles jouent plutôt sur l'effet grandiose de l'emprise du champ visuel.