Pour terminer sur une note ironique, il est bon de lire Première Ligne de Jean-Marie Laclavetine décrivant un éditeur assailli de manuscrits où la logorrhée du « Je » devient insupportable ; il les refuse ; un de ces auteurs se suicide dans son bureau. Il entreprend alors la désintoxication des drogués de l'écriture, en vain, il se perdra lui-même. La fable est acerbe mais décrit cette prolifération, sous-produit sans doute de l'éducation, d'œuvres complaisantes mais, hélas, dépourvues de talents, qui toutes cependant relèvent de la même angoisse de vouloir être reconnu, seule preuve d'une existence noyée dans la masse.

Peindre un auteur

Autre façon d'exister : partager la vie d'un auteur de stature reconnue, approcher ce qui fit sa grandeur – et cela d'autant plus facilement qu'il n'est plus de ce monde. Ainsi s'expliquerait la vogue des biographies, genre anglo-saxon à part entière, mais qui a gagné la France. Pas moins de quatre livres intéressants célèbrent cette année le bicentenaire de la naissance de Balzac (1799 à Tours). Les deux premiers suivent Balzac pas à pas et tous deux soulignent sa vitalité, l'un mettant plus l'accent sur cette nécessité d'écrire : Balzac ou la Fureur d'écrire de Nadine Satiat ; l'autre Honoré de Balzac de Pierre Cipriot (ouvrage posthume) insistant sur cette volonté de tout dévorer et de décrire son siècle et également sur l'amour tout aussi dévorant qui marqua la fin de sa vie. C'est à l'objet de cet amour, Eve Rzewuska, épousée peu de temps avant sa mort, que s'intéresse Roger Pierrot (Ève de Balzac) et du coup il décrit, non sans nostalgie, le monde européen et cosmopolite dont Paris était alors la capitale. Le travail de Michel Butor (Improvisations sur Balzac) relève de l'essai, un essai massif en trois tomes, suite de réflexions mais d'où ressort l'autre nostalgie, celle de la splendeur un jour niée de l'écrivain capable d'entreprendre l'œuvre monumentale. Il s'y lit aussi que l'action véritablement politique de l'écrivain consiste en une critique des visions du monde que nous tenons pour naturelles. Cependant, Balzac lui-même écrivait : « Il n'y a rien qui soit d'un seul bloc en ce monde, tout y est mosaïque. »

Si Balzac demeure un des écrivains les plus représentatifs de la splendeur du roman au xixe siècle, comment ne pas mentionner le travail consacré à celui qui marque la seconde partie de notre siècle : Beckett, un illustre inconnu, de James Knowlson, qui le décrit comme « un corps en émotion » ? Ce livre va à rebours de l'idée conventionnelle d'un être desséché tout occupé à décrire une catastrophe existentielle et souligne l'importance de la musique dans son œuvre (il jouait du piano) conçue comme des reprises de thèmes, assorties de variations, avec des changements de tonalités et de rythmes.

Essais

Là encore il est aisé de s'égarer dans la grande masse des essais, le plus souvent d'origine universitaire, qui sortent comme chaque année mais dont les lecteurs sont de plus en plus ceux qui viennent les consulter en bibliothèque, si bien qu'un de ses grands éditeurs, les Presses universitaires de France, connaît aujourd'hui des difficultés. La question se pose de savoir si ce genre de plus en plus dépendant des subventions ne contraindra pas chaque université à ses propres éditions, tel cet Index général de la correspondance de Marcel Proust, sous la direction de Kazuyoshi Yoshikawa, qui nous vient de l'université japonaise de Kyoto.

André Schiffrin (l'Edition sans éditeurs) va plus loin en dénonçant le péril que courent tous les livres par suite de choix de publication sans cesse plus soumis aux impératifs mercantiles des grands groupes financiers qui, peu à peu, englobent l'édition. C'est sans doute aller un peu vite en besogne, mais le péril existe indéniablement.

Visions étrangères

Avec les romans étrangers demeure la difficulté des origines multiples et surtout le fait que la plupart ont été écrits à des dates fort différentes, voire ne relèvent pas de notre siècle. Mous nous sommes donc efforcés de retenir des titres très proches dans le temps et représentatifs d'une origine linguistique spécifique. Comment, dès lors, ne pas mettre en tête le gros ouvrage de Günter Grass Mon Siècle, auteur qui, par ailleurs vient de se voir attribuer le Nobel de littérature. Dans ce livre, G. Grass a choisi de conter cent brèves histoires, une par année à l'évidence. Entreprise ambitieuse où l'on voit aussi bien la participation allemande à la prise de Pékin au début du siècle, racontée par un témoin, que des rencontres imaginaires mettant en scène des écrivains célèbres tels Remarque et Jünger (guerre de 1914-1918). Il arrive même parfois que l'auteur soit le protagoniste de l'histoire. Bref, toutes les techniques du récit discontinu se retrouvent ici au service de la volonté de faire surgir une histoire mentale de l'Allemagne, déchirée par les deux grandes guerres et la descente aux enfers de l'extermination.