Outre la première création mondiale en ce lieu, l'événement 1998 de l'Opéra-Bastille fut incontestablement le retour de Lulu d'Alban Berg au répertoire de l'Opéra de Paris. Voilà dix-neuf ans, à l'instigation de Rolf Liebermann, Pierre Boulez et Patrice Chéreau donnaient à l'Opéra-Garnier la création mondiale de la partition en trois actes de Lulu de Berg achevée par Friedrich Cehra. Après neuf représentations, cette production disparut. Elle marqua néanmoins si profondément l'Opéra de Paris que plus aucun de ses responsables n'osa se confronter à cet incunable. Seul le théâtre du Châtelet, dont le directeur n'avait pas été témoin de ce mémorable rendez-vous, avait relevé le défi, en 1991. Six ans plus tard, sous l'impulsion d'Hugues Gall, qui fut un proche collaborateur de Liebermann, le second opéra de Berg a fait un retour remarqué à l'Opéra de Paris, au point que le Syndicat de la critique dramatique et musicale lui a décerné son prix annuel. Moins somptueuse que la production de Chéreau, moins fidèle que celle de Dresen aux indications du livret, la production de Willy Decker s'est montrée ingénieuse et inventive. Ayant assurément lu l'exégèse bergienne qui fait de Lulu la jumelle de Carmen, le metteur en scène allemand a placé l'action au cœur d'une arène aux murs clairs lardés de portes et surplombés de gradins sombres où évolue une foule de badauds, tour à tour acteurs et spectateurs. Le tout est agrémenté par une direction d'acteurs remarquable qui donne à l'ouvrage de Berg la dimension du théâtre musical. Si l'on connaît l'autorité de Wolfgang Schöne, déjà Dr Schön au Châtelet, relevons la présence de Günter von Kannen en Athlète et la truculence de Carlos Feller en Schigolch. Mais c'est la fabuleuse Lulu d'Anna-Katharina Behnke qui retient les suffrages, silhouette féline dotée d'une voix aux aigus rayonnants et à la virtuosité infinie, ainsi que Dennis Russell Davies, qui dirige Lulu avec un art infaillible de la nuance.

Pour son entrée à l'Opéra de Paris, où il n'avait fait qu'une brève apparition un soir d'avril 1930 avec Conchita Supervia, l'Italienne à Alger de Rossini a suscité de la part de son metteur en scène un délire de gags aussi farfelus que grivois. Certes, l'ouvrage se prête volontiers au traitement bouffe, mais l'excès est toujours nuisible. Le metteur en scène roumain Andrei Serban, déjà signataire à Bastille d'une provocante Lucia di Lammermoor, n'a pas fait dans la dentelle. Les premières images du hammam sont d'une vulgarité stupéfiante, avec ces eunuques bidonnants d'une laideur frelatée. D'autres effets sont mieux venus, comme cette belle italienne échappant, grâce à l'intervention d'hommes-grenouilles, au naufrage du... Titanic, ou ce gorille clonant continûment Taddeo, l'amoureux transi. Si le premier acte passe tel l'éclair, le second traîne en longueur. D'autant que la direction de Bruno Campanella manque singulièrement d'allant et de poésie. Reste la distribution, qui échappe à la routine du chef et aux excès du scénographe, le réjouissant Taddeo d'Alessandro Corbelli, le Bey bien en voix et joliment bouffon de Simone Alaimo et le Lindoro raffiné de Bruce Ford, à qui il faut associer la faconde de l'Elvira de Jeannette Fischer et, surtout, la pétulante Isabella de Jennifer Larmore.

Commande de l'Opéra de Paris, alors Académie impériale de musique pour laquelle Verdi avait déjà composé les Vêpres siciliennes, Don Carlo répond aux normes du « grand opéra » à la française. Créé en 1867 dans une version française en cinq actes sous le même titre que le drame de Friedrich Schiller, Don Carlos, l'œuvre connaîtra plusieurs réalisations, dont celle retenue par l'Opéra-Bastille. Deux saisons après l'original français présenté au théâtre du Châtelet, l'Opéra de Paris opte pour la révision en quatre actes de 1884, qui fait abstraction de « l'acte de Fontainebleau » Moins saisissant du point de vue dramatique que Luc Bondy au Châtelet, Graham Vick s'avère moins directeur d'acteurs et moins inspiré dans les scènes d'intimité, mais s'impose dans les grands espaces. Mais le spectacle proposé à Bastille vaut surtout pour l'exceptionnelle distribution concoctée par un James Conlon transporté par les clairs-obscurs de la partition de Verdi au point d'en oublier des subtilités. De l'Inquisiteur d'un sinistre saisissant de Kristinn Sigmundsson au Philippe II fascinant d'autorité et de vocalité de Samuel Ramey, le plateau est irréprochable, à commencer par l'Elisabeth pure et fragile de Carol Vaness et par l'impétueuse Eboli de Dolora Zajick.