Quatre grands défis, menaçant l'équilibre du pays, ont été clairement définis par une équipe de l'Académie des sciences, qui, depuis 1993, renouant avec la tradition mandarinale, réalise à la demande du gouvernement chinois un « livre bleu » annuel sur l'état de la conjoncture sociale. Ce rapport, qui présente un tableau très différent de celui véhiculé par la propagande, a eu un retentissement important dans les milieux dirigeants. Premier problème, les rapports entre le pouvoir central et les provinces. Les caisses de Pékin sont vides (le déficit budgétaire devrait dépasser 67 milliards de yuans en 1994 contre 20 milliards en 1993) et le centre n'est plus à même d'assumer des fonctions essentielles comme l'éducation. Les provinces rechignent à répondre aux appels du fisc ou à observer les consignes de ralentissement de l'économie pour faire face à la montée de l'inflation. Deuxièmement, les disparités de développement se creusent entre les dix provinces côtières incluant Pékin, où se fixent 70 % des investissements étrangers, et les provinces intérieures, dont la situation n'évolue guère. Plus de 60 % de ces zones très pauvres sont situées dans les régions montagneuses peuplées par les minorités ethniques aux confins de la Chine (Tibet, Xinjiang, Yunnan, Mongolie), ce qui risque de renforcer les tentations sécessionnistes. L'an dernier, plus de 400 jacqueries ont éclaté dans les campagnes. La pauvreté et le mirage des villes ont lancé sur les routes plus de 80 millions de personnes à la recherche d'un emploi. Troisième source d'inquiétude, la corruption, l'un des maux traditionnels de la Chine, qui avait entraîné la défaite du Kuomintang (parti nationaliste) contre les communistes en 1949 et motivé les manifestations de 1989. La corruption gangrène tous les échelons de la société malgré une vaste campagne (140 000 cadres punis et des dizaines d'exécutions depuis le lancement de l'opération anticorruption en août 1993, révélait la presse officielle fin octobre). Le quatrième souci des autorités concerne l'ordre social. La criminalité ne cesse d'augmenter. Les attaques de trains et de bus reprennent comme dans les années 30 et, si l'insécurité en ville n'a pas encore atteint le niveau de celle des métropoles occidentales, la Chine a perdu son ambiance de grand village. Les autorités semblent avant tout redouter les émeutes de protestation nées de l'apparition du chômage et de la hausse des prix. Les grèves se multiplient alors que plus de 20 % des 100 millions d'ouvriers du secteur d'État ont déjà été mis au chômage depuis deux ans (le mot « chômage », shiye, est apparu depuis quelques mois seulement dans la presse chinoise) sans qu'aucun système d'aide sociale ne soit encore organisé. Le ministère du Travail a révélé au mois de septembre qu'il attendait 268 millions de chômeurs en l'an 2000, dont 68 millions dans les grandes villes... Les autorités locales ont reçu la consigne d'éviter à tout prix les dérapages et Pékin a mis en sourdine les grandes réformes (notamment la transformation des entreprises d'État) pour éviter les troubles.

Toutes ces mutations inquiéteraient moins les autorités si la Chine ne se trouvait dans ce contexte de succession politique. Traditionnellement, la population chinoise profite de la mort d'un dirigeant pour exprimer son mécontentement. Ce fut le cas en 1976 (mort de Chou Enlai) et 1989 (mort de Hu Yaobang).

Les autorités ont lancé depuis le mois de mars une nouvelle campagne contre les dissidents, craignant apparemment que ces derniers ne donnent une forme politique au mécontentement social. Le mouvement de protestation, réapparu à la fin de 1993 sous la forme de pétitions réclamant des améliorations concrètes des libertés civiques et politiques, a été pratiquement tué dans l'œuf. Les autorités ont adopté une nouvelle stratégie consistant à « faire disparaître » les défenseurs de la démocratie les plus actifs. Ainsi, Wei Jingsheng, qui avait été libéré en septembre dernier après 14 ans passés dans les geôles chinoises, a « disparu » le 1er avril alors qu'il se rendait en voiture de Tianjin à Pékin, et l'on ignore son lieu de détention ; sa famille a simplement appris fin juin qu'il était « en bonne santé ». Depuis le début de l'année, une vingtaine de dissidents et syndicalistes se sont ainsi « évaporés » (rapport d'Amnesty International, septembre 1994). Le contrôle exacerbé à l'encontre des journalistes est une autre illustration de cette anxiété des autorités.

L'âge d'or de la diplomatie chinoise

Ce durcissement des autorités chinoises se fait également sentir dans le domaine de la politique étrangère. Les diplomates chinois, jouant habilement de l'attrait qu'exerce la Chine auprès des investisseurs étrangers et de l'importance croissante de Pékin dans la région (notamment comme interlocuteur essentiel dans la résolution de la crise nord-coréenne), ont réussi à imposer leurs conditions pour normaliser leurs relations avec la plupart des démocraties occidentales tout en leur tenant la dragée haute sur la question des droits de l'homme.