Journal de l'année Édition 1995 1995Éd. 1995

Le spectre de l'affaire, c'est Me Vergès qui l'a brandi sur les marches du palais de justice de Nice le soir même du verdict, devant les caméras de télévision : « Omar est condamné à une peine qu'il ne mérite pas. Il y a cent ans, dans l'affaire Dreyfus, on condamnait un jeune homme qui avait le tort d'être juif. Aujourd'hui, on condamne un jeune jardinier parce qu'il a le tort d'être maghrébin. » Un raccourci un peu abrupt, mais qui porte, surtout au Maroc, où les commerçants français doivent pendant quelques jours fermer leurs magasins. Tout de suite après le verdict, un comité « Justice pour Omar, justice pour tous » se crée. Parmi ses membres, des pénalistes de tous bords. Dans des tribunes libres, des personnalités aussi différentes que l'académicien Jean d'Ormesson, l'essayiste Dominique Jamet et le romancier Gilles Perrault font part de leurs doutes. À peu près dans le même temps, deux livres crient à l'innocence d'Omar. Omar m'a tuer émane, logiquement, de l'avocat d'Omar, Me Vergès. Cependant, Omar, la construction d'un coupable est l'œuvre de Jean-Marie Rouart, directeur du Figaro Littéraire, qui n'a pas suivi le procès. Signe des temps : la fameuse phrase écrite en lettres de sang sur la porte de la cave, « OMAR M'A TUER », devient une rengaine, une scie utilisée avec impudence et indélicatesse pour les proches de la victime, aussi bien par le directeur d'une chaîne de télévision accusant le Premier ministre de l'avoir contraint à la démission que par un footballeur du PSG reprochant à son entraîneur de le laisser sur la touche.

Dans les mois qui suivent le verdict, on assiste également à une suite échevelée de révélations et de mini coups de théâtre. Il y a d'abord et surtout le témoin surprise que Me Vergès sort de sa manche le 4 mai 1994. Lors d'une conférence de presse donnée à Paris, Mme Patricia Clark, une Néo-Zélandaise dont la villa se trouve à quatre kilomètres de celle de Mme Marchall, révèle que le jour du crime, à 15 heures, elle a vu, abandonnée devant sa porte, une fourgonnette. À l'intérieur, un long tournevis et des chiffons tachés de sang. Détail troublant : le tournevis, en fait un ciseau à froid, correspond point par point à l'arme longue et effilée qui, selon les médecins légistes, serait celle du crime. Cette voiture envoyée plus tard à la décharge pourrait donc être celle de l'assassin. Et dans ce cas Omar Raddad, qui, selon les enquêteurs, ne disposait que de quarante minutes pour tuer Mme Marchall, devrait être mis hors de cause car, après avoir abandonné cette voiture, il lui fallait parcourir quatre kilomètres à pied.

On assiste ensuite à une miraculeuse prolifération d'Omar. Si une telle multiplication fait sourire, la camionnette abandonnée et son chargement sanglant sont davantage pris au sérieux. Près de quatre ans après les faits, Mme Patricia Clark est entendue par un officier de gendarmerie, et une enquête est ouverte sur ces éléments connexes.

Dès le lendemain de sa condamnation, Omar Raddad s'est pourvu en cassation. Et, comme l'affaire a été jugée sensible et digne d'être signalée en raison de l'émotion soulevée en France et à l'étranger, elle sera examinée en priorité. Hypothèse d'école : que se passerait-il si la cour de cassation rejetait le pourvoi d'Omar et si dans le même temps la nouvelle enquête aboutissait à la découverte d'un autre coupable ? On se trouverait alors dans une situation absurde avec deux coupables pour un seul meurtre. Sur le fond, les juristes se montrent sévères. Ce n'est pas seulement le verdict qui est mis en cause, mais l'institution même de la cour d'assises. Dans leurs congrès, avocats et magistrats dénoncent les verdicts non motivés, le rôle parfois prépondérant du président et l'impossibilité de faire appel. Mais, bien sûr, le plus grand reproche fait à la cour d'assises concerne son mode de décision qui repose sur « l'intime conviction », une notion si floue qu'elle a parfois été qualifiée de « justice au feeling ».

L'affaire Cons-Boutboul

Le hasard des rôles des tribunaux veut que deux mois après ce verdict contesté s'ouvre à Paris le procès très médiatique d'Elisabeth Cons-Boutboul. Plutôt flou, l'acte d'accusation dresse un portrait psychologique au noir de l'accusée, d'où il ressort qu'elle était capable d'avoir commandité l'assassinat de son gendre. Le dossier est un fascinant thriller, qui pourrait s'appeler « Soupçons » et avoir été écrit par Patricia Highsmith. L'intrigue sent à la fois le No 5 de Chanel, le crottin et l'eau bénite. Elle se déroule aux frontières de plusieurs milieux. Ceux des avocats, des champs de courses, de la politique, des passeurs de fonds... et du « milieu » tout court ; avec en prime la loge P2, les coulisses du Vatican et celles de la banque Ambrosiano. Les principaux personnages sont riches. Très riches et puissants : appartements somptueux dans le XVIe arrondissement de Paris, écuries de courses, nurses, amitié d'enfance avec un Premier ministre. L'affaire débute le 27 décembre 1985 à 20 h 20, sur le tapis rouge de l'escalier au 29 de l'avenue Georges-Mandel (XVIe). C'est là qu'un inconnu tire les trois coups. Par l'œilleton de la porte palière du premier étage, un témoin voit juste le corps ensanglanté d'un homme. Jacques Perrot, 38 ans, vient de recevoir trois balles de 22 long rifle. Une dans le thorax, deux dans la tête. Quand il a été tué, l'avocat était en train d'allumer une cigarette. Son assassin a négligé portefeuille, billets, cartes de crédit. Deux ans et demi plus tard, le 5 mai 1988, l'affaire se poursuit avec la découverte d'un autre cadavre flottant dans les eaux du port du Havre. Celui de Bruno Dassac, 52 ans, un très étrange vendeur de lingerie habitué des casinos. Bruno Dassac ne s'est pas noyé : il a une balle de 357 magnum dans la nuque. Entre ces deux cadavres, les scènes les plus insolites se déroulent avec des personnages pittoresques tout droit sortis d'un film d'Almodovar. Citons, pêle-mêle, les très émouvantes retrouvailles du père de Darie Boutboul, en principe mort depuis vingt ans, avec toute sa famille en larmes devant les caméras d'Antenne 2. La très discrète cabine téléphonique aménagée dans la réserve à saucissons d'une charcuterie. Des religieux escroqués de 10 millions de francs, mais contents. Un chauffeur de taxi à la mémoire incertaine. Un curieux avocat qui ne plaide jamais, mais fait des affaires. Enfin, une smicarde promue mystérieusement propriétaire d'écuries de courses.