Alain Gerber, connu comme critique de jazz, s'oriente vers un roman réaliste ou populiste dans Le faubourg des coups de trique et y réussira peut-être quand il n'aura plus aucune arrière-pensée de mode littéraire. Rafaël Pividal, qui est passé d'une littérature assez hermétique à une littérature plus voltairienne de critique directe, y trouve une place. Cavanna que sa réputation de journaliste poursuit d'une manière bête et méchante, et il ne l'a pas tout à fait volé, fait preuve d'une humanité directe, émouvante, dans ses livres autobiographiques comme Les Russkofs (prix Interallié). Deux romans de Serge Branly ne suffisent pas à affirmer une personnalité, mais laissent l'impression que l'homme veut se démarquer du troupeau à stylos.

Un roman de Pierre Sogno, La dernière pitié, un thème presque banal, la mort d'une mère et la déchéance dans le gâtisme d'un père, a la force de la vérité, non point bien tempérée, mais fouillée avec une cruauté lucide, une force qui ne s'en laisse pas conter et qui nous oblige à mettre en cause la mort de tout homme et la nôtre. Ici encore, la banalité apparente des moyens ne doit pas tromper sur l'importance et l'authenticité du projet. Peut-être parce que son livre le plus achevé et le plus accessible est aussi méditation du « mortel » sur sa condition objective. Déjà couronné, personnage de l'édition, Claude Durand avec La nuit zoologique réussit un exercice d'une parfaite virtuosité dans le domaine le plus étranger aux animaux, le langage. Il y a ici une abondance, une avalanche de mots, et le texte en est diapré. On est parfois assourdi, mais cela peut se discipliner et une voix jaillir des mots. Ce sont de ces écrivains-là et de quelques autres que peut venir la surprise, ce sont eux peut-être qui étonneront. Ou un ou deux d'entre eux.

Sans étonnement

On suivra avec admiration l'œuvre de Samuel Beckett, avec amitié celle de Daniel Boulanger (La dame de cœur), de Luc Estang (Les déicides), de Marcel Schneider (Le prince de la terre), de Dominique Fernandez, obnubilé par sa sexualité et les problèmes sociaux qu'elle lui pose. On tirera encore de ces lectures de grands plaisirs ou des enseignements. Mais, c'est à craindre, plus d'étonnement, d'ébranlement au sens fort. Peut-être même n'en tirerons-nous plus des anciens novateurs comme Georges Perec, malgré son astucieux mode d'emploi de La vie, ou de Nathalie Sarraute, qui a connu cette année sa plus grande réussite au théâtre.

Ce ne sont pas là des critiques ou des condamnations, c'est le cours des choses, le mode d'emploi de la vie littéraire. On se prend parfois à regretter qu'il n'y ait pas eu depuis longtemps, dans cette vie littéraire, un grand bouleversement, comme ceux qui accompagnent en général les grandes convulsions du monde. Cela permet de mieux distinguer les vivants et les morts, les vivants qui ne le sont plus qu'en apparence et les grands survivants qui ne sont pas près de disparaître. Que d'œuvres mortes entraînent les courants de l'habitude, de la complaisance et de la publicité ! On sait bien qu'un homme qui applique toujours les mêmes recettes, qu'elles soient d'avant-garde ou de tradition, à moins d'un très fort don d'invention, d'une réelle puissance verbale, ne sera finalement qu'un suiveur, mais on ne le discerne pas nécessairement tout de suite. La presse, la critique, la vie littéraire et finalement la littérature elle-même souffrent aujourd'hui d'un excès d'information et d'un défaut de jugement.

C'est ainsi qu'il y a des génies d'un jour comme il y a eu des reines d'un jour dans les jeux radiophoniques ou télévisuels, que l'on consomme du roman comme on achète une lessive à force d'en entendre parler, avec cette différence que bien des livres à succès, de Volkoff à Cécil Saint-Laurent, ne lavent pas plus blanc. Il est toujours hasardeux de comparer la courbe de la vie politique et sociale et la courbe de la production littéraire, de décider si ce sont les périodes de convulsion ou les périodes de nostalgie qui sont les plus favorables à l'éclosion des chefs-d'œuvre.