Journal de l'année Édition 1979 1979Éd. 1979

Régis Debray
Le pouvoir intellectuel en France
(Ramsay)
Commenté, discuté, loué sans réserve ou dénoncé sans nuance, Le pouvoir intellectuel en France est un essai jouant très habilement sur le registre de l'analyse et celui du pamphlet. En ce sens, cet ouvrage est aussi intéressant par ce qu'il dit que par ce qu'il représente : il est à la fois une interprétation originale du rôle prééminent des mass média dans le monde postindustriel et un symptôme exemplaire du malaise profond de l'intelligentsia traditionnelle face à cette nouvelle réalité.

Présentée comme un dérivé d'un vaste Traité de médiologie en cours d'élaboration, l'étude de Régis Debray opère une double coupe, structurelle et historique, de l'intelligentsia française (couche hétérogène regroupant en 1978 de 120 000 à 140 000 personnes selon les estimations de l'auteur). À l'image de la séparation existant naguère entre bas clergé et haut clergé, il nous est d'abord proposé une distinction entre basse intelligentsia et haute intelligentsia, ce dernier groupe ne représentant pas plus de 4 000 personnes, dont le prototype parfait est l'intellectuel cumulant trois pied-à-terre : dans l'université, dans l'édition et dans les médias. Mais, pour comprendre ce dernier point, il faut retracer l'évolution du pouvoir intellectuel depuis un siècle. Régis Debray distingue alors trois cycles : un cycle dominé par l'université (1880-1930), un cycle dominé par l'édition (1920-1960), puis un cycle dominé par les médias et commencé d'après lui en 1968. De 1880 à nos jours, le pouvoir intellectuel aurait transité ainsi du professeur à l'auteur pour aboutir au journaliste contemporain qui, avec la télévision, la radio et la presse de grande diffusion, dispose désormais d'un formidable appareil d'influence. Appareil jugé comme une « machine à décerveler », contrôlé par une cinquantaine de médiocrates à la solde plus ou moins directe d'un pouvoir en place qui a parfaitement compris l'importance stratégique de la communication de masse : « Ce n'est pas par hasard que le ministère de la Culture a été rebaptisé « ministère de la Culture et de la Communication » : ce et, qui contient tous les mystères de l'époque, est la vraie petite « boîte noire » de notre cybernétique culturelle et politique. La valeur d'un intellectuel dans la république des lettres modernisée se mesure à sa puissance de communication sociale. Les maîtres à penser d'antan avaient une production, les nouveaux ont des émissions. » En résumé, l'extension généralisée des médias va de pair avec le repli des pensées authentiques, la communicabilité prend le pas sur l'information, le produit sur les œuvres ou le visible sur le lisible. Et c'est à l'encontre de ce système d'asservissement — la panoplie symbolique des pays capitalistes ayant le même rôle de surveillance que les polices dans les pays socialistes — que Régis Debray en appelle à une révolte dont, mise à part une vague allusion au « boycott », il ne définit pas très clairement les aspects concrets.

Sous la direction de Jacques Le Goff
La nouvelle histoire
(Retz)
François Furet
Penser la Révolution française
(Gallimard)
Georges Duby
Les trois ordres, ou l'imaginaire du féodalisme
(Gallimard)
Il a fallu longtemps pour que les travaux regroupés sous le label de la nouvelle histoire, mouvement dont la date de naissance peut être fixée en 1929 avec la création de la revue les Annales par Lucien Febvre et Marc Bloch, connaissent la consécration publique qu'ils méritent.

La publication à la fin de l'année 1978 d'une encyclopédie thématique sur la nouvelle histoire est un signe parmi d'autres de l'importance de cette mutation. Comme le souligne Jacques Le Goff dans son introduction : « L'histoire nouvelle, tout en demeurant une science d'avant-garde, entraîne visiblement une partie de plus en plus grande de la production historique à sa suite dans les domaines de la recherche, de l'enseignement, de l'édition. » Et ce dictionnaire, qui se veut « informatif et engagé » (mais le combat, même s'il a donné lieu à des excès, semble en partie gagné), permet de situer les enjeux d'une problématique ambitieuse, qui, en définitive, tend à « métamorphoser la mémoire collective des hommes et à obliger l'ensemble des sciences et du savoir à se resituer dans une autre durée, selon une autre conception du monde et de son évolution ». Qu'il s'agisse de la prise en compte d'autres paramètres comme le climat, de l'utilisation d'autres techniques comme l'ordinateur, du recours à d'autres disciplines comme l'économétrie, la linguistique, la psychanalyse ou la sociologie, ou encore de la mise en perspective d'événements selon d'autres temporalités, cet inventaire méthodique de la nouvelle histoire nous donne les clés essentielles permettant de comprendre l'objet et le sens de sa démarche.
En même temps que ce dictionnaire permettait à la nouvelle histoire d'accomplir une sorte de halte réflexive, deux études de qualité sont parues, montrant la fécondité de la recherche historique en France. Avec Penser la Révolution française, François Furet a opéré une réflexion sur 1789 à la fois comme événement et comme mythe fondateur de notre modernité. Et c'est à partir d'un examen parallèle de deux historiographies habituellement escamotées, celle de Tocqueville et celle de Cochin, qu'il a tenté d'approcher cette « idéologie révolutionnaire » dont nous ne cessons de répéter les variations.
Georges Duby, pour sa part, a donné avec Les trois ordres, ou l'imaginaire du féodalisme l'un de ses livres les plus impressionnants, où, une fois de plus, il a su conjuguer l'érudition avec l'écriture. Reprenant le célèbre schéma trifonctionnel dégagé par Georges Dumézil, il a essayé, à partir d'un exemple précis, d'en examiner le mode d'instauration. Comment et pourquoi, dans la France du Nord et aux XIe et XIIe siècles, sous l'impulsion notamment des évêques Adalbéron de Laon et Gérard de Cambrai, la société s'est organisée selon ces trois ordres : ceux qui prient, ceux qui combattent, ceux qui travaillent, seule la personne du roi se plaçant au-dessus. Répartition qui n'était pas un reflet de rapports sociaux, mais précisément une tentative pour les fixer dans un cadre solide. D'ores et déjà, un ouvrage de référence sur le Moyen Âge.