La publication en Allemagne fédérale et la traduction en français d'écrivains est-allemands, exilés ou persécutés, voire emprisonnés comme Rudolf Bahro (L'alternative), par le régime de la RDA, va sans doute entraîner la crise de cette division du travail jugée si naturelle par tant de bons esprits. Comme le dit avec humour Thomas Brasch : « Ici (à l'Ouest), la tête et le raffinement technique ; là (à l'Est), le cœur et une forme des plus XIXe. » Des écrivains comme Reiner Kunze (Les années merveilleuses) et Volker Braun (La vie sans contrainte de Kast) ont décidé de réunir la tête et le cœur. Ils rendent compte des contradictions de la société est-allemande dans leurs manifestations les plus quotidiennes, mais en les transposant dans une forme très maîtrisée.

Le rayonnement culturel de l'Allemagne n'est pas dû aux seuls mérites de livres écrits à l'Est et publiés à l'Ouest. Le jeune cinéma allemand, plus apprécié à l'étranger qu'en RFA, se révèle l'un des meilleurs actuellement, tant par ses qualités formelles que par son souci de mettre à nu, d'une façon peut-être déroutante mais exempte de compromis, les horreurs d'un passé récent et certains aspects peur le moins inquiétants du présent. Les scénaristes sont souvent aussi des écrivains. C'est le cas de Peter Schneider qui, dans un court roman, Lenz, analyse la convergence de la tradition romantique, de la crise d'identité de la société allemande et du malaise de la jeunesse après l'échec des expériences politiques estudiantines.

L'événement de l'année dans le domaine allemand est Le turbot de Günter Grass. Issu d'un « projet de livre de cuisine narratif », ce volumineux roman, réaliste et fantastique à la fois, s'inspire d'un conte populaire et s'organise autour du chiffre neuf (neuf étapes, neuf vies, neuf femmes, neuf mois d'une grossesse). Par sa densité, son ampleur, en dépit de quelques redites, il confirme l'immense talent de l'auteur du Tambour. On peut accompagner cette lecture de celle des entretiens, regroupés sous le titre de l'Atelier des métamorphoses, avec Nicole Casanova. Grass y traite, entre autres questions, de son activité spécifique d'écrivain, mais aussi de politique et de philosophie : jugements hâtifs et affirmations péremptoires lui tiennent alors un peu trop lieu d'arguments. Le romancier convainc davantage.

Brecht et Benjamin

Bertolt Brecht est sans conteste l'auteur le plus joué cette année au théâtre. Une petite maison d'édition parisienne, qui a déjà beaucoup contribué à faire connaître en France cette grande figure de la culture allemande, offre, après le Journal de travail, le journal intime (Journaux 1920-1922). On y découvre un jeune Brecht rimbaldien, quelque peu anarchisant et séducteur accompli, assez proche au fond du héros d'une de ses premières pièces, Baal. Klaüs Volker, dans la biographie qu'il lui consacre, confirme cette image inattendue.

Autre biographie, celle de Walter Benjamin telle qu'elle nous est proposée à travers sa correspondance avec Rilke, Adorno et surtout Gerhard Scholem, au cours des années 1910-1928. Ces lettres nous restituent les traits d'une personnalité attachante et d'un observateur attentif de son époque. Ce goût de l'observation, Benjamin l'étend à la vie urbaine dans ce qu'elle présente de plus insolite mais aussi de plus significatif. Son souci de donner priorité au langage et à l'image est sensible dans un recueil de textes intitulé Sens unique, exemple de pensée surréaliste qui évoque Le paysan de Paris d'Aragon.

Cette évocation du domaine allemand ne serait pas complète sans la mention de la traduction pour la première fois en français de deux œuvres d'Aldebert Stifter, que Nietzsche considérait comme l'un des plus grands prosateurs allemands. L'homme sans postérité et Le château des fous contiennent probablement les plus belles descriptions de la nature jamais écrites.

Des femmes

On peut sans doute mettre au compte du mouvement féministe le regain d'intérêt que suscite la littérature écrite par des femmes, anglaises ou américaines pour la plupart, comme Gertrude Stein (L'autobiographie de tout le monde, Ida, Luna Park) ou Jean Rhys (Quai des Grands-Augustins). Écrivains qui préfèrent aux analyses ou aux thèses la narration du vécu ou l'autobiographie.