Journal de l'année Édition 1975 1975Éd. 1975

Pédagogue et poète, M. Cosem pense (à juste titre croyons-nous) que si la poésie qui ennuie les enfants est bien celle qu'on écrit pour eux, ils sont par contre parfaitement capables de se passionner pour ces inventions dans le chant ou l'image qui font du langage une aventure, et dont le plaisir se découvre chez Cendrars, Jean Tardieu ou Michaux, par exemple.

Le verbe décimé

Qu'il y ait non seulement méconnaissance, mais aussi indifférence profonde à la poésie de la part de beaucoup en France, lecteurs comme éditeurs, ne saurait faire oublier un public assez large, fidèle et souvent jeune, que la réussite de collections (populaires par leur prix modique et leur diffusion) a révélé ces dernières années. Or, il eût été naïf d'imaginer que la poésie ne serait pas la première victime désignée au moment même où les éditeurs pratiquaient des coupes sombres dans leurs programmes, « sacrifices » justifiés, ou non, par la crise du papier et les coûts de revient du livre.

La production de poésie des éditions Gallimard, par exemple, s'est effondrée. La question fondamentale : comment diffuser la poésie ? se pose donc à nouveau.

De tous ses auteurs, Gallimard n'a guère publié cette année que La tourne, de Jacques Réda ; on retrouve dans ce recueil, mêlés à une prose peut-être moins sûre, moins bien articulée, les paysages à la fois évidents et dits à neuf d'un écrivain dont le lyrisme nonchalant cache ses crispations et a su assimiler merveilleusement la tradition, ne cessant de s'interroger au détour du livre : « Mon parler est-ce à vous que j'écris, à vous ma langue, mais j'ai douceur de ne pouvoir m'y prendre que par vous. »

Si, par ailleurs, Bernard Noël insère des « lettres verticales » – entendons des poèmes – dans un recueil de textes divers qu'il intitule Treize cases du je, et désigne comme un journal, c'est peut-être que la poésie, avec une fréquence accrue, déjoue les arbitraires du formalisme.

« L'imaginaire aussi fait son devoir», note A. Bosquet (Le mot peuple), dont la poésie éphéméride ne cesse de lier, avec trop de hâte parfois, le fait brut à la profusion du verbe.

Mais l'événement n'a rien inspiré de grand, d'épique (la poésie cristallise plus qu'elle ne déploie). Le souffle de Dieu s'amenuise : « On écoute passer le temps de toute absence », écrit Charles Le Quintrec, « À savoir que plus rien ne se fait sans la mort / Tout est posthume dans notre âme à volonté » (Jeunesse de Dieu). Déréliction mesurée, amour des choses de la terre se partagent ce lieu que H. Bauchau nomme La Chine intérieure, où tenter encore la célébration d'une foi et d'une terre.

Argile

Est-il fortuit de retrouver chez plusieurs la présence de l'argile comme donnée primordiale, élémentaire, alors que parmi tant de revues de poésie, souvent si vaines ou bien calquées sur la mode, la meilleure des plus récentes l'a choisie pour titre ? D'une tenue qui peut évoquer celle de Commerce autrefois, elle en a adopté l'éclectisme un peu distant (ou prudent), qu'il n'y a pas lieu de récuser ; sous forme de cahiers trimestriels, Argile est édité par Maeght.

La mémoire y sera-t-elle plus durablement gravée que dans ces innombrables et inutiles plaquettes à quoi ne renoncent pas les naïfs auteurs ? Le support ne fait pas le texte. Parmi tant de noms revient celui de Christian Bachelin, publiant des poèmes hantés (Ballade transmentale) ; de Serge Brindeau, aux prises avec le langage mis en scène (Un arbre pour chacun) ; de Pierre Augan, signant coup sur coup deux plaquettes. Brefs échos au milieu de l'ombre et Basse litière et langue d'herbes ; de Jean Joubert : Le chasseur de Sylans ; ou de Pierre Dhainaut, qui rassemble, dans Efface, Éveille, le chaos des mots comme jetés en vrac, en défi, et la coulée transparente d'une prose assujettie à son objet (l'étrangère) qu'elle dévoile. À aucun d'entre eux on ne saurait souhaiter le sort de Jacques Prével (1915-1951), un des poètes maudits des années 40, dont Bernard Noël a réuni les œuvres à l'abandon, et en parallèle ce qui reste comme un des plus vrais témoignages à propos d'un autre « maudit » : En compagnie d'Antonin Artaud. « Les êtres ne sont pas à la mesure du temps », écrivait Prével dans ces Poèmes dont les années n'ont pas poli les arêtes – « Et je reviens à des moments pareils à des douleurs / Écartant comme un damné le choix de tout amour ».

D'un autre combat, non plus seulement contre la maladie, la solitude morale, l'indifférence, mais l'oppression, voire la terreur, nous parviennent de nouveaux poèmes de Yannis Ritsos : Papiers, traduits par Dominique Grandmont, et Avant l'homme, par Gérard Pierrat, ces derniers écrits à diverses dates, de 1938 à 1960. Pièces brèves des Papiers ou grands fragments des poèmes épiques, comme La dame des vignes, nous rappellent que la poésie grecque est sans doute une des premières de notre temps.