Journal de l'année Édition 1975 1975Éd. 1975

L'ouvrage qui, à l'automne dernier, a sans doute connu le plus vif succès, c'est L'imprécateur de René-Victor Pilhes (prix Femina), et cela s'explique et se justifie par le mouvement de l'ouvrage et par la coïncidence de son sujet avec des situations et des polémiques d'actualité sur les structures du monde des affaires et des grands trusts. Mais ne peut-on se demander si cette actualité même ne deviendra pas une source de faiblesse ? Non parce que le livre est trop engagé dans la vie sociale d'un certain moment, mais parce qu'il ne l'est pas assez dans la littérature même, parce que sa démarche proprement littéraire reste un peu sommaire, sans souci apparent de se servir des ressources du langage pour pousser l'analyse au bout ou, du moins, aussi profondément que possible ?

Du palmarès, on gardera encore le Porporino ou les mystères de Naples de Dominique Fernandez (prix Médicis), qui est une sorte de chef-d'œuvre de la littérature savante, sans rien mettre de péjoratif dans cette désignation. Dominique Fernandez a nourri son roman de beaucoup de connaissances sur la société napolitaine du xviiie siècle, sur la musique et l'art de l'opéra dans cette société, sur le petit monde plus secret, plus piquant des castrats. En même temps, sa connaissance ne s'arrête pas au pittoresque rétrospectif ; il est curieux de psychologie et de psychanalyse, et il est suffisamment maître de sa plume et de sa technique de romancier pour mettre en mouvement tout cela sans lourdeur. Rien de pédant, rien de didactique, en apparence, dans cet ouvrage parce que le centre d'intérêt de l'auteur est d'une portée humaine générale.

Le prix Nobel de littérature est attribué, le 3 octobre 1974, à deux écrivains suédois, Eyvind Johnson et Harry Martinson. Autodidactes, ils appartiennent l'un et l'autre à l'école dite « prolétarienne » qui a profondément marqué la littérature suédoise des années 30. Depuis Pär Lagerkvist, en 1951, aucun Suédois n'avait obtenu cette distinction.

Le prix des Libraires 1974 a été attribué à Herbert Le Porrier pour son ouvrage Le médecin de Cordoue.

Discuté

Le roman qui, dans le courant de l'année, a fait le plus de bruit et entraîné nombre de discussions est sans doute le gros volume de Michel Tournier, Les météores. L'auteur n'est pas tout jeune, il est entré assez tard dans la carrière des honneurs, mais il l'a parcourue rapidement : lauréat de l'Académie française, puis de l'Académie Goncourt avant d'entrer dans cette dernière compagnie. Il a beaucoup de talent, brasse beaucoup de matière, met en mouvement beaucoup de personnages, et son métier de romancier est très remarquable dans ce troisième livre comme dans les précédents. Sans entrer dans le détail des aventures et des anecdotes (qui est presque infini), disons qu'il y a ici deux centres principaux : l'aventure de deux jumeaux dont l'un au moins donnerait tout au monde pour préserver son intimité gémellaire, et l'aventure d'un de leurs oncles, homosexuel militant.

Michel Tournier saisit toutes les occasions de raconter des histoires un peu monstrueuses et un peu dégoûtantes. Le bon apôtre défendant son œuvre feint de croire qu'on lui reproche son réalisme comme on l'a reproché à Zola, mais ce qui est un peu répugnant dans son livre, ce n'est pas cela : c'est son impassabilité, son absence totale de distinction entre le normal et l'ordurier. Le contrepoids du naturalisme de Zola, c'est une immense générosité humaine ; le contrepoids de la peinture du mal chez Baudelaire ou chez Dostoïevski, c'est, précisément, la connaissance que le mal est le mal.

Rien de tel chez Michel Tournier, et pour cause : son système du monde sous la figure de l'amour homosexuel ou de l'amour gémellaire sous toutes les figures est l'apologie de l'amour non créateur de vie. Il me semble que c'est cette haine de la vie, ce besoin de la nier qui rejette son livre dans l'enfer des bibliothèques. On me dira que, de mon côté, j'ai tendance à ne reconnaître l'humanité que dans une sorte d'humanisme chrétien de la faute et de la grâce. Mais je ne vois pas que ce gros roman paraisse plus satisfaisant si on lui applique les catégories de l'apollinien ou du dyonisiaque. Il ne relève que de Thanatos.

Nouvelles

Plus riches que ce gros livre sont de courts récits. On parle beaucoup, une fois de plus, d'une renaissance de la nouvelle, et ce ne serait qu'un battage publicitaire si nous n'avions de très bons auteurs de nouvelles, comme Paul Morand ou comme Daniel Boulanger. Ou comme Roger Grenier, qui a réuni deux récits sous le titre Le miroir des eaux. C'est encore la vie quotidienne ; l'héroïne du premier récit, La croisière, laborantine dans une affaire de cosmétique, est une cousine de la Pomme de Pascal Laine ; sa croisière est traversée par des événements tragiques, mais qui comptent surtout par leur répercussion sur la sensibilité de la jeune femme.