Le grand succès de la saison du printemps 1973 a été le roman de Christine de Rivoyre, Boy, tableau d'une famille de la grande bourgeoisie bordelaise en vacances à Hendaye pendant l'été 37, tandis que tonnent à quelques centaines de mètres les canons de la guerre civile espagnole. Le très fin talent de l'auteur donne à ces pages une délicieuse force d'évocation. De même, Roger Grenier raconte dans son Ciné-roman l'histoire tendre, humoristique et nostalgique d'une petite salle de cinéma dans un faubourg d'une ville du Sud-Ouest pendant les années 30. De sa patte un peu plus lourde, trop visiblement appuyée, Jean Dutourd a peint un Printemps de la vie vers le même temps.

François Nourissier, dans Allemande (c'est un pas de danse, pas une femme), évoque l'adolescence d'un jeune Parisien en 1943-44, au temps dur de la fin de l'Occupation, et ce ne sont que promenades, bicyclettes, cinémas, réunions pour écouter des disques et danser. On pourrait joindre à la série Les boulevards de ceinture de Patrick Modiano, évocation d'un monde de trafiquants de marché noir pendant l'Occupation, plus onirique que réelle, parce que l'auteur n'était pas né à l'époque, et parce qu'il semble même avoir un peu brouillé volontairement sa documentation. Ce livre est d'ailleurs le seul à rendre un son inquiétant, presque tragique, mais parce qu'il est centré sur un autre thème, celui du rapport de père à fils. Les autres sont bien des visions de bonheur teintées de regrets, comme il est naturel, mais non point de rancune ou d'épouvante.

Décantation

Il est bon que des livres de ce ton succèdent aux livres conformistes et cocardiers des lendemains de l'événement. Mais cela donne moins l'impression d'une littérature de la paix que d'une littérature du confort. Peut-être ces écrivains se sont-ils assis trop vite. Gide ou Malraux, pour prendre des exemples proches, ont davantage été travaillés par l'inquiétude personnelle ou collective.

Peut-être faut-il voir là, d'ailleurs, un trait général dont nous ne nous inquiétons que parce que nous sommes gagnés par la soif d'information rapide. Les grandes époques historiques ne se traduisent jamais immédiatement dans la fiction romanesque : il faut un temps de décantation. Ce n'est pas pendant la Révolution française ou sous l'Empire que paraissent les œuvres maîtresses, mais plus tard, une fois le calme revenu. Ce qui touche le romancier, ce n'est pas la transformation de la Constitution ou de la carte géographique d'un pays, mais plutôt la transformation des mœurs et parfois des caractères, qui vient après.

Ainsi de notre temps, qui est de bouleversements constants, guerre, guerres coloniales, guerre froide, guerre prête à se ranimer ou à tourner en guerre des classes. Les romans, solides et vivants, de Gilbert Cesbron sont souvent arrachés à l'histoire la plus contemporaine ; le dernier suit même un personnage dans les milieux du journalisme de la Libération à nos jours : ce qui gêne les délicats, c'est souvent un changement d'optique, comme si certains chapitres étaient observés au télescope, les autres à la loupe.

Méditations

Un événement sur lequel on a beaucoup écrit sans toujours en donner une meilleure idée que dans les reportages, c'est le mouvement de mai 68. Nous avons eu pendant deux ou trois ans les souvenirs romancés des jeunes anciens combattants ; nous avons maintenant les méditations des pères de ces vétérans : Roger Ikor, avec Le tourniquet des innocents, Henri Queffélec avec Le sursis n'est pas pour les chiens. Deux essais pour replacer les événements de mai dans une sorte de tradition de la jeunesse estudiantine en colère chez Roger Ikor, dans une tradition de contestation spirituelle chrétienne chez Queffélec.

D'autres, en petit nombre, prennent bien le chemin de l'étude de mœurs en examinant des phénomènes typiquement contemporains : ainsi le supermarché pour J.-M.-G. Le Clézio, ou les grands rassemblements sportifs pour Londeix. Dans le roman de J.-M.-G. Le Clézio, Les géants, le grand supermarché au bord de la mer d'une ville méridionale tient lieu de décor, de personnages, d'intrigue. Il est un palais des Merveilles de la civilisation technique, il attire, il séduit, il peut broyer. La description et l'étude sont menées avec les ressources du très bon écrivain qu'est Le Clézio, avec son abondance et son talent presque cinématographique de donner à voir. Mais l'ouvrage veut être avant tout un avertissement et une exhortation à nous délivrer. En cherchant non point une liberté pré-conditionnée par tel ou tel parti politique, mais une liberté de choix. Nous devons nous libérer de nos désirs factices, dit Le Clézio, et le supermarché est essentiellement une machine à susciter des désirs artificiels. C'est par le besoin factice, par le désir provoqué que la société nous enchaîne. Mais le roman de J.-M.-G. Le Clézio ne nous dit pas ce que nous ferons de cette liberté : il prêche une non-consommation qui n'est pas un ascétisme religieux, mais tout au plus une réaction un peu utopique à la manière des hippies.

Conventionnel

Georges Londeix, dans Football, examine un autre important phénomène de masse de notre société ; les grandes compétitions sportives. Nous suivons un joueur qui est une vedette dans sa spécialité, nous assistons à son entraînement, nous connaissons sa vie matérielle, ses rapports avec ses coéquipiers, avec les patrons de ce grand club italien ; nous suivons l'ascension de ces garçons vers la Coupe. G. Londeix s'encombre encore de quelques tours d'intellectuel, de quelques procédés qui semblaient le comble du modernisme il y a dix ou quinze ans. Mais cet obstacle franchi, on se passionne pour la lutte. Voilà une forme des jeux du cirque de notre temps, une manière de dépenser le surcroît de nos énergies.