Ainsi, au bout de deux ans de pouvoir, les conservateurs n'ont réussi ni à juguler les revendications sociales, ni à entamer la puissance des syndicats. L'échec de la politique sociale, l'aggravation de l'inflation conduisent à la crise financière de juin : la chute de la livre, brutalement accélérée par une nouvelle vague de spéculation internationale, oblige le gouvernement à cesser de soutenir le cours officiel de la monnaie : le 23 juin au matin, la livre devient, comme le mark précédemment, mais pour des raisons inverses, flottante ; cette mesure risque d'aboutir à terme à une dévaluation du sterling.

Le cauchemar du gouvernement, tout au long de ces douze mois, n'est pourtant ni le chômage, ni l'inflation, ni l'opposition anti-européenne, mais bien la situation en Irlande du Nord. Trois dates marquent une évolution radicale de ce conflit triangulaire où s'opposent désormais trois camps : les catholiques, les protestants et les Anglais.

9 août

Comme chaque année depuis 1969, l'été s'annonce chaud : émeutes et attentats à Londonderry, Newry, Lurgan, Belfast. Toujours persuadé qu'une sévère répression des meneurs peut venir à bout de l'insurrection de la minorité catholique, le gouvernement de Belfast obtient de Londres le feu vert pour de nouvelles mesures d'autorité. Le 9 août, Brian Faulkner, Premier ministre, annonce le rétablissement de l'internement préventif des suspects et l'interdiction de tous les défilés et de toutes les manifestations. 300 personnes soupçonnées d'appartenir à l'Armée de libération irlandaise sont arrêtées en une seule journée. Des camps d'internement sont rapidement aménagés dans d'anciens baraquements militaires et même à bord d'un bateau, le Maidstone, tristement célèbre. On parlera vite de tortures.

Ce coup de filet qui devait logiquement décapiter l'armée clandestine met le feu aux poudres. En Ulster c'est la semaine sanglante : plus de 25 morts, des centaines de blessés. À Dublin, c'est l'indignation. Solidaire des catholiques opprimés, le gouvernement d'Irlande du Sud intervient auprès de Londres. Il ne soutient pas l'IRA, dont les tendances gauchistes l'inquiètent, mais prend violemment à partie l'administration de Brian Faulkner et demande une intervention de l'ONU.

Le 6 septembre, le Premier ministre Jack Lynch rencontre Edward Heath à Londres. En dépit d'un désaccord total sur le fond, les deux hommes décident de se revoir en invitant cette fois Brian Faulkner. C'est le petit sommet des Chequers (27-28 septembre 1971) d'où ne sortira qu'une académique condamnation de la violence. En fait, Londres se refuse encore aux concessions nécessaires pour obtenir que Dublin joue un rôle modérateur auprès des catholiques. Au contraire, B. Faulkner peut décider sans opposition, le 3 novembre, de réarmer sa police, la Royal Ulster Constabulary.

Les deux IRA

Officials et provisionals : le nationalisme irlandais a deux visages. Apparues il y a plus d'un an, les deux étiquettes cachent deux mouvements et deux actions distinctes au sein d'une même résistance, politique (Sinn Fein) et militaire (IRA). Si l'on constate une certaine coopération militaire entre eux dans la lutte contre l'occupant britannique, officials et provisionals maintiennent leurs divergences politiques sur le plan de la réunification de l'Irlande. En fait, la scission de l'IRA remonte à 1969. À l'origine armée clandestine, l'IRA avait renoncé peu à peu à la lutte armée qui avait abouti aux Pâques sanglantes de 1916. Le Sinn Fein ayant pris, à partir de 1963, une orientation marxiste, l'IRA lutte désormais pour la création d'une République des travailleurs des trente-deux comtés, prônant la solidarité entre protestants et catholiques. Six ans plus tard, en août 1969, les Ulster Protestant Volunteers envahissent les Falls d'Irlande du Nord : c'est la fusillade du Bogside à Londonderry. La section locale de l'IRA à Belfast reprend alors la lutte armée, sans l'appui de Dublin. En septembre, c'est la rupture : Stean McStiofain et Ruari O'Bradaigh, suivis par la majorité de l'IRA de Belfast, créent une branche dissidente, celle des provisionals. Partisans de l'action violente et du terrorisme, ils rejettent aussi l'orientation communiste des officials et de leurs chefs, Thomas McGiolla et Cathal Goulding.

30 janvier

Contenue tant bien que mal au niveau des attentats et des coups de main pendant quelques mois, la lutte de l'IRA va reprendre les dimensions d'une insurrection populaire à la suite du dimanche sanglant de Londonderry, le 30 janvier. Devant une manifestation contre l'internement préventif, les parachutistes britanniques perdent leur sang-froid et ouvrent le feu sur la foule, composée en grande partie de jeunes. C'est la panique, la poursuite sauvage dans le quartier de Bogside, l'hécatombe : 13 morts, des dizaines de blessés. L'enquête officielle conduite par lord Widgery affirmera que les premières balles ont été tirées par des snippers (tireurs sur le toit). Pour l'opinion, l'armée britannique restera seule responsable du massacre.