« De Gaulle mort fait l'unanimité qu'il n'obtint guère vivant. L'un des chefs français les plus malmenés et brocardés que l'on ait connus depuis les libelles contre Louis XIV ou l'ogre de Corse, quitte dans un concert de louanges le monde qu'il a si profondément marqué de son empreinte. La dignité absolue d'une vie dominée par une passion exclusive, la beauté d'un destin et d'une légende en imposent aux adversaires les plus intraitables », constate le Monde.

Les dernières volontés du général, rendues publiques le mardi 10 en fin de matinée, paraissent bien propres à refréner l'élan de cette vague universelle. Rédigées le 16 janvier 1952, elles sont confiées dès cette époque à G. Pompidou. L'ancien collaborateur du général devenu chef de l'État en est demeuré le dépositaire. Ces dispositions créent des situations délicates : il est impossible de ne pas les respecter, comme il est impossible de refuser d'accueillir les chefs d'État qui ont manifesté leur désir de venir ; et comment canaliser, contenir à Colombey-les-Deux-Églises l'immense foule à laquelle on peut s'attendre sans contrarier la volonté d'extrême simplicité exprimée par le général de Gaulle ?

Il est décidé finalement que le matin du jeudi 12 — jour fixé pour les obsèques — une messe de requiem sera célébrée à Notre-Dame de Paris par Mgr Marty, archevêque de Paris, en présence du président de la République et du gouvernement français, devant tous les souverains, chefs d'État ou de gouvernement présents. L'enterrement proprement dit aura lieu l'après-midi, à 15 h, à Colombey, sans autres officiels que les Compagnons de l'Ordre de la Libération et le Conseil municipal du village, ainsi que l'a demandé expressément l'illustre disparu.

Austérité, dépouillement, intimité : la famille du général de Gaulle ne se départ pas de cette ligne de conduite durant les trois jours qui séparent la mort de l'enterrement. Rien d'ostentatoire cependant dans cette attitude. C'est au menuisier du village que le cercueil est commandé : une bière de chêne clair, avec des poignées d'aluminium et un crucifix sur le dessus, qui coûte dans les 400 F. Le menuisier, Louis Merger, fait savoir à Mme de Gaulle que tout le monde revêt au moins d'une draperie de tissu les parois intérieures. « Alors, faites comme pour tout le monde », lui répond-on.

Devant un cercueil fermé

Dans le même esprit, les serviteurs, le prêtre et le médecin, témoins de la brève agonie de l'ancien chef de l'État, procèdent eux-mêmes à la toilette funèbre. Le défunt est revêtu de son uniforme de général de brigade ; un drapeau tricolore, dont les plis retombent sur le tapis, le recouvre jusqu'à la poitrine. Une croix de Lorraine est placée au pied du divan sur lequel il repose, un chapelet à la main. Très peu de visiteurs sont admis à s'incliner devant la dépouille du général de Gaulle : parmi eux, Michel Debré et le général Massu.

La mise en bière a lieu dès que le menuisier du village apporte le cercueil, le mardi 10 novembre, à 21 h, un peu plus de vingt-quatre heures après le décès. Mme de Gaulle avait insisté pour qu'il en fût ainsi, conformément à une instruction de son mari, « pour éviter la fatigue à ceux qui ont à veiller un mort », avait-il dit.

C'est donc devant un cercueil fermé que viennent s'incliner le lendemain mercredi 11, à 16 h, Georges Pompidou, président de la République, et Jacques Chaban-Delmas, Premier ministre, ainsi qu'un nombre restreint d'anciens ministres et d'anciens collaborateurs du général de Gaulle.

Le village vers lequel les regards de l'univers sont tournés continue à mener sa vie habituelle ou presque : les paysans se rendent aux champs en conduisant leurs tracteurs, les enfants mènent paître les bœufs. Dans le petit cimetière qui entoure son (unique) église, on s'apprête à ouvrir la dalle de marbre blanc-beige sous laquelle, depuis vingt-deux ans, repose une jeune fille : Anne de Gaulle 1928-1948. Sur la partie droite, on se prépare à graver une autre inscription : Charles de Gaulle 1890-1970. Rien d'autre. La modeste localité de la Haute-Marne — 400 âmes —, où règne une émotion contenue, apparaît, pour reprendre deux titres de France-Soir, comme la « capitale de la France », tandis que Paris devient la « capitale du monde ».

Notre-Dame

Au matin du 12 novembre, 70 000 Parisiens se massent autour de Notre-Dame, où doit se dérouler, à 11 h, la messe de requiem  : « Aucune cérémonie, dans l'histoire contemporaine, n'avait encore rassemblé autant de souverains et de chefs d'État ou de gouvernement », notent en substance tous les grands journaux du monde. Des personnages illustres que l'Histoire avait amenés à croiser de Gaulle et quelquefois à se lier d'amitié avec lui sont là : Ben Gourion, aux côtés de Zalman Shazar, président d'Israël ; derrière le prince de Galles, Edward Heath, Premier ministre d'Angleterre, accompagné de deux de ses prédécesseurs, Harold Wilson et Macmillan ; les anciens chanceliers Erhard et Kiesinger sont venus avec le président de la République fédérale allemande, Gustav Heinemann. Mais le plus étonnant est sans doute que tous ces grands de la Terre, roi des Belges, reine des Pays-Bas, empereurs d'Iran ou d'Éthiopie, tous ces grands de la Terre soient venus s'incliner dans une nef vide de tout catafalque et que tous aient paru accomplir un devoir légitime. Car la présence réelle, la vraie grandeur sera, ce jour-là, dans le petit village où allait avoir lieu l'enterrement.

Colombey

Dès le matin, les couronnes affluent près de l'église : les plus remarquées sont couvertes d'idéogrammes : elles portent les noms de Mao Tsé-toung et de Chou En-lai. Une foule immense — évaluée à 40 000 personnes — a pris place en silence dans les rues : rien de plus remarquable que la dignité dont elle fait preuve, malgré sa fatigue (beaucoup de gens ont bivouaqué dans leurs voitures, qu'ils ont laissées en stationnement à plusieurs kilomètres, d'autres sont venus par trains spéciaux jusqu'à Chaumont). La multitude est trop dense. On ne peut espérer voir les détails de la cérémonie. Tous ces gens sont là non par curiosité, mais pour apporter le témoignage de leur présence. Dès midi, les Compagnons de la Libération viennent prendre place dans la petite église : derrière leur chancelier, Hettier de Boislambert, on voit André Malraux, le général Massu, Romain Gary, le colonel communiste Rol-Tanguy.