Au nombre des écrivains de premier plan dont une publication importante a marqué notre année, je mettrais aussi Julien Green, qui a donné un roman, l'Autre, œuvre un peu déconcertante à première vue et que nous regardons sans doute encore de trop près pour la mettre à sa place dans l'ensemble. Un décor nouveau pour l'auteur, Copenhague, le récit d'un amour entre un jeune Français et une jeune Danoise coupé en deux époques, avant et après la guerre, et surtout en deux volets qui se complètent et s'opposent à la fois.

Mais c'est sur la signification spirituelle de ce drame, signification divine et diabolique, que nous pouvons hésiter. Non en tout cas sur la maîtrise de l'écrivain, sur sa gravité soutenue, sur la valeur non d'enseignement, mais d'avertissement qu'il veut donner à son roman. La plume n'a pas faibli, l'âme n'a pas fléchi.

Et déjà nous arrivons à des écrivains d'une génération qui semble toute proche : le prix Renaudot de Jules Roy, c'était il y a vingt-cinq ans ; le prix Goncourt d'André Pieyre de Mandiargues, c'était hier. Mandiargues a publié Mascarets, Troisième Belvédère, Bona, l'amour et la peinture.

Le premier volume est un recueil de récits, où l'étrangeté et l'érotisme s'entrelacent d'une manière d'autant plus frappante qu'elle semble d'abord plus anodine. Le second livre est un très abondant recueil d'articles, de préfaces, de notes sur différents points de littérature et de peinture surtout qui donne une idée de l'étendue (et des limites) du monde de Mandiargues. Enfin, le troisième ouvrage est une étude consacrée à l'exaltation de Mme de Mandiargues, Bona, en tant que femme et en tant que peintre, que peintresse comme il dit.

Il ne suffit pas de dire que ce monde est touché par lange du bizarre et il serait excessif de prétendre que l'œuvre de Mandiargues exprime la totalité de ce qui reste de la grande école surréaliste. Mais c'est la curiosité du surréel au-delà du réel, la volonté d'élargissement de ce que l'on prend trop souvent pour le quotidien, tout le quotidien, c'est tout cela qui donne aux écrits de Mandiargues une valeur d'enrichissement, de redécouverte semblable à celles de la Renaissance.

Mémoires

Pour Jules Roy, nous avons déjà eu l'occasion de signaler qu'il s'est attelé depuis plusieurs années à un grand roman qui comptera sept ou huit gros volumes, qui racontera l'histoire de sa famille depuis un siècle et, par voie de conséquence, l'histoire de la colonisation française en Algérie de 1830 à 1962. Grand dessein qu'il mène avec une passion contenue et une solidité de métier toute traditionnelle. Le quatrième volume, le dernier jusqu'à présent, le Maître de la Mitidja, nous conduit dans l'Algérie du début du siècle, ravagée par les chocs en retour de l'affaire Dreyfus, et nous fait faire connaissance avec une belle et sympathique figure de maître, inspirée à l'auteur par son propre père, qui est un maître d'école. Dans son ensemble, l'œuvre sera peut-être comme un monument à l'amitié manquée de deux peuples..., mais elle vaudra aussi comme mémoires pour servir à une partie de l'histoire de la société française, et elle séduira enfin le simple liseur de romans. Comme pour se reposer, Jules Roy a publié aussi cette année un récit indépendant, l'Amour fauve, qui est comme un portrait du donateur à l'heure actuelle, un portrait de l'artiste en vieux renard, puisqu'il s'agit d'une tentative un peu folle pour domestiquer un jeune renard dans une maison proche de Vézelay. Mais Jules Roy trouve l'occasion de lâcher ses humeurs souvent bougonnes, l'ancien aviateur de la RAF semble y laisser parler sa nostalgie de la marine à voile et des lampes à huile, et même si une certaine complaisance agace parfois un peu, la sympathie l'emporte et le plaisir de lire une œuvre de bonne foi à la Montaigne.

Les charmes de la terre

Nous arrivons ainsi au gros de la troupe, aux romanciers et écrivains qui ont de quarante à cinquante ans et un peu plus, à la génération qui va décider de la physionomie de notre littérature dans les années qui viennent. On retiendra, par exemple, le nom de Julien Gracq, comme Mandiargues mainteneur de l'espérance surréaliste, mais dans une tout autre gamme. Nous avons lu de lui cette année un recueil de trois récits, la Presqu'île, qui semble chercher à dégager les charmes, au sens fort, au sens magique, de la terre. Peu de personnages, des décors naturels, mais qui semblent plonger dans le temps humain autant que dans le temps géologique. Des récits un peu lents, mais dont la devise pourrait être, si on ose parodier le mot du Moïse de Vigny, « laissez-moi m'éveiller de la vie de la terre ». La prose de Gracq a toujours le même grain, elle est toujours admirable : et nous sommes loin de ses premiers récits qui faisaient penser au roman noir, nous sommes embarqués, solidaires de la planète.