Journal de l'année Édition 1968 1968Éd. 1968

Mais cette année est peut-être l'année Frénaud : une réédition en livre de poche d'Il n'y a pas de paradis, et le regroupement de poèmes et de plaquettes, qui sont un peu le second versant de l'œuvre, sous le titre la Sainte Face, vont-ils imposer ce grand poète baroque qui, tour à tour, médite et profère, loue ou stigmatise — dans un langage dru, savoureux, et comme enraciné au monde ?

Louange de la vie, mais parfois amère, le Vin profond, de Géo Norge, a réaffirmé la présence d'un beau poète populaire au sens vrai et très élogieux du terme. Encore un bilan, que ce choix de ses poèmes, sensibles et empreints de charme, Feux et contrefeux, du discret Armen Lubin. Avant de sauter le pas d'une génération, retenons pour son humour chansonnier, Battre la campagne, de Queneau ; le dernier recueil de Roger Bodart, le Tour (Bodart qui vient de traduire et de présenter le Flamand Karel Jonckheere chez Seghers) et Sans feu ni lieu, suite de la patiente quête de Georges Haldas – génération à laquelle, cette année, sont allés les prix Max-Jacob (à Paul Chaulot) et Apollinaire (à Luc Estang).

Année qui semble donc marquée, chez les poètes de l'été et de l'automne de l'âge, par la volonté de faire le point, de mesurer la route parcourue. Ce qu'indéniablement le livre de poche a facilité, qu'il s'agisse d'André Pieyre de Mandiargues, dont les poèmes sont désormais à la portée du public peu fortuné (l'Âge de craie), ou de Jean Tardieu, dont l'œuvre si diverse, si novatrice et si classique à la fois est sans doute, avec celle d'André Frénaud, mais bien différemment, l'une des plus importantes de ce temps (le Fleuve caché).

Elle confirme l'éclatement, la disparition des écoles. À ces poètes, tous nés autour de 1930, quel point commun reconnaître sinon le souci de poursuivre une recherche très personnelle en toute indépendance ?

La poésie nouvelle

Chez Jean Sénac (l'Avant-corps, Poèmes illiaques), l'influence du surréalisme s'estompe au profit d'une exaltation sensuelle de la vie. Avec Féminaires, Jean-Paul Gallez se libère des maîtres qu'il s'était reconnus, même s'il cède encore à trop d'ornementation, d'un symbolisme chatoyant.

À l'opposé de cet art où l'on discerne comme des reflets de Saint-Pol Roux, celui de Bernard Noël impose une voix nouvelle, par sa rigueur, la vérité de son écriture, pure, et sensible aux mystérieux rapports des mots, qui portent le cri muet de notre interrogation ; la Face de silence est un beau recueil dans la ligne de Reverdy et peut-être des premiers poèmes d'André du Bouchet (qui dirige, avec Yves Bonnefoy et Gaétan Picon, la revue l'Éphémère), et dont le dernier livre, Ou le soleil, ne renonce pas à l'exigence d'un dépouillement extrême et sacrifie à une sorte d'ascèse du lyrisme.

Tout au contraire, les poèmes en prose que Jean Pérol publie sous le titre le Cœur véhément entendent nous faire participer à la confrontation de l'homme et de la vie contemporaine, en confiant à l'exercice de la poésie, sinon les clés de la connaissance, celle, du moins, qui ouvre la porte des autres et rend le poète présent au monde. Avec d'autres moyens, n'est-ce pas ce que définit et tente Jacques Garelli dans un livre riche de sens et d'un bel accomplissement ? « Que la parole fasse venir à la parole, le temps, le lieu, le site. Qu'elle s'ouvre sur elle-même et établisse le dire en sa demeure » (Dépossessions).

Les intentions de Denis Roche sont moins flagrantes ; elles soulèvent des sarcasmes faciles. Éros énergumène, dont les poèmes charrient les emprunts, les citations, bouleversant, en hachant les vers, l'ordre habituel de la lecture, prouve pourtant une incontestable invention onirique. Traducteur d'Ezra Pound, par qui il reste influencé, Denis Roche n'a sans doute pas fini de surprendre.

Ce n'est plus le cas d'Alain Jouffroy, qui met des vers dans une mauvaise prose (Trajectoire), mais ce fut celui de Jacques Roubaud, qui fit un peu oublier la résonance romantique de ses poèmes (ε) grâce à un emballage d'une amusante mais vaine mystification.

Premiers livres

Encore trouve-t-on de fort belles pages dans ce premier recueil lentement élaboré. C'est la sincérité, un chant simple et direct qui sont les atouts de Christian Bachelin, dont Chambelland a publié Neige exterminatrice. Du jeune Mathieu Bénézet, il faut citer les séduisants et brillants poèmes de l'Histoire de la peinture en trois volumes, qui sont l'une des meilleures promesses de l'année.