Ce cri résonne jusque dans le bureau austère du recteur. Jean Roche n'a pas la sérénité, la patience du doyen Grappin. La présence de cet agitateur l'inquiète. Il appelle Maurice Grimaud, préfet de police, qui le rassure : s'il le désire, les agents du Ve arrondissement interviendront ; des cars font d'ailleurs mouvement vers lui, pour plus de sûreté. C'est alors qu'un brûlot incontrôlable fuse, venant on ne sait d'où : « Occident va attaquer ! » Une fausse information, comme à Nanterre. Mais elle permet au recteur Roche, soucieux d'éviter tout affrontement chez lui, de mander la police. Par écrit. Ce billet va déchaîner la tempête.

Le Quartier latin dispose d'un remarquable téléphone arabe. En quelques minutes, des milliers de jeunes entourent la Sorbonne, leur sanctuaire, que violent les cohortes sombres des agents et des gardes mobiles. Sous leurs yeux, les forces de l'ordre frappent leurs condisciples, qui manifestaient jusqu'alors dans le calme, et les embarquent. Des cris montent. Puis c'est la bousculade ; bourrades, heurts, coups bientôt. Les premières grenades lacrymogènes pleuvent. Aux charges et matraques de la police, les étudiants répliquent en dépavant les rues. Courses folles. Durs contacts. Fureur aveugle et excès. Ce n'est pas encore l'émeute, mais ce n'est plus du charivari. L'accalmie viendra à 22 h 30. Le bilan des bagarres surprend : 596 personnes appréhendées, dont 27 gardées à vue ; plus de 100 blessés, dont une vingtaine hospitalisés. Désormais, les jeux sont faits. Face au pouvoir, il n'y a plus d'étudiants, seulement ce qu'un hebdomadaire activiste appelle déjà « la chienlit des enragés... ».

Samedi 4 mai
Dimanche 5 mai

Les automobilistes parisiens font quand même la queue sur les autoroutes du week-end. Les badauds se pressent aussi dans les rues du Quartier latin, si chaudes la veille. Un lent fleuve de curieux, de photographes et de collectionneurs de souvenirs. Ils chassent la carcasse et la cuiller des grenades à gaz, les boulons et les billes d'acier projetés à la fronde. Lors de cette trêve, la foule découvre enfin combien le pavé de la capitale, petit bloc de granit dense, tient bien dans la main, combien il se révèle commode à lancer.

Paris respire après le tumulte. Mais la justice, elle, ne chôme pas. Treize prévenus comparaissent en flagrant délit devant la 10e Chambre correctionnelle ; tous étudiants, raflés le vendredi. On les accuse de port et de transport d'armes improvisées, de violences à agents par jets de pierres. Le président Isembert prononce sur-le-champ 9 condamnations avec sursis et 4 peines de prison ferme. Jean Clément, Marc Lemaire, Yves Lescroart et Guy Marnat-Damez deviennent les martyrs de la révolte.

Les juges ont puni pour l'exemple. Leur sévérité n'atteint pourtant pas son but, exacerbe la détermination des étudiants. Alain Peyrefitte, ministre de l'Éducation nationale, annonce qu'il considère comme un devoir d'assurer l'achèvement de l'année scolaire, la liberté des examens. Il ne convainc guère. En revanche, la France prête une attention accrue à Daniel Cohn-Bendit et à son groupuscule, à Jacques Sauvageot, le romantique vice-président de l'UNEF, qui rassemblent leurs troupes et qui les chauffent. Elle écoute aussi Alain Geismar, troisième leader, qui sort de l'ombre. Visage poupin, ingénieur civil des Mines, maître assistant de physique à la faculté de Paris, ayant renoncé au port de la cravate depuis ses études au lycée Carnot, il entre dans la ronde au nom des professeurs. Secrétaire général du Syndicat national de l'enseignement supérieur, il prône la grève illimitée. Qui sous-estimerait l'importance de cette décision : les sections de Marseille, Orléans, Dijon, Besançon, Lyon, Nantes, Nice, Caen, Reims et Grenoble se déclarent prêtes à appliquer ses directives...

Lundi 6 mai

Faculté de Nanterre fermée, la Sorbonne close et Censier, son annexe, bouclé, soit 49 000 étudiants dans la rue, voilà Paris, au matin du lundi 6 mai. Une journée capitale. Col ouvert sur sa veste en tweed, Daniel Cohn-Bendit rit à pleines dents quand il arrive au 46, rue Saint-Jacques. La contestation gagne, il triomphe. Il précède ses 7 compagnons, convoqués devant la commission disciplinaire présidée par Robert Flacelières, directeur de l'École normale supérieure. Poings levés, ils chantent l'Internationale. Ils narguent la police. Ils vont même se gausser de leurs pairs. L'un d'eux refusera de répondre, récusant ses juges ! « Une formalité pour rien ! crâne Cohn-Bendit lors d'une conférence de presse improvisée dans les allées du Luxembourg. Ce qui compte, c'est que nous obtenions la libération de nos camarades emprisonnés. Pour nous, l'épreuve de force est engagée ! »