Nicolas (grand-duc) (suite)
L’armée russe de 1914
Neuf ans seulement séparent le désastre militaire subi par la Russie en Mandchourie de son engagement dans la Première Guerre mondiale. C’était peu pour refaire une armée dans un pays qui ne possédait pratiquement pas d’industrie de guerre, où les stocks de matériels et de munitions étaient à moitié vides, où la quasi-totalité de l’équipement et des techniciens venait de l’étranger (surtout de France) et où les services de renseignements allemands étaient très actifs et bénéficiaient de nombreuses complicités. Après un effort de rénovation entrepris par le grand-duc Nicolas à la tête du Comité de défense nationale, l’armée fut pour son malheur confiée en 1909 à un ministre aussi incapable que sans scrupule, le général Soukhomlinov (1848-1926) ; après sa destitution, il sera traduit devant un jury qui ne retiendra contre lui qu’une « criminelle imprévoyance » : on découvrit notamment qu’une partie importante de crédits militaires n’avaient pas été dépensés et que le recomplètement en munitions avait été commandé aux usines Skoda alors autrichiennes.
Un grand effort de réorganisation avait été toutefois entrepris par l’état-major et devait porter en 1917 l’armée russe au niveau de l’armée allemande. Les ressources humaines étaient inépuisables — le tiers seulement du contingent (450 000 hommes sur 1 200 000) était appelé sous les drapeaux —, le moral de la troupe était solide, les cadres étaient bons jusqu’à l’échelon de la division et comprenaient quelques têtes qui, tels Chapochnikov* et Toukhatchevski*, seront plus tard les créateurs de l’armée soviétique ; mais le haut commandement comprenait, à côté de chefs de qualité (Broussilov*, Ivanov, Ioudenitch), de nombreux incapables, tel Guilinski, imposé au grand-duc Nicolas comme commandant du groupe d’armées opposé aux Allemands en Prusse-Orientale. Le plan de campagne de l’état-major était bâti autour de deux impératifs : empêcher à tout prix l’écrasement de la France, dominer par l’offensive les forces autrichiennes. Mais l’immense étendue du territoire exigeait environ deux mois pour la mobilisation et surtout pour la concentration des armées aux frontières, alors que l’attaque allemande contre les Français demandait au contraire le déclenchement d’opérations dans des délais aussi courts que possible. (En 1912, l’état-major russe s’était engagé à attaquer quinze jours après le début de la mobilisation.) En temps de paix, l’armée russe comprenait en 1914 1 400 000 hommes, soit la valeur de 79 divisions d’infanterie et de 29 de cavalerie formant 37 corps d’armée disséminés de Varsovie à Vladivostok et d’Arkhangelsk au Caucase. À la mobilisation, 35 divisions de réserve seront en outre constituées. Leur arrivée au front s’échelonnera jusqu’à la fin de 1914, mais l’insuffisance de l’armement ne permettra pas de combler les vides, et, dès octobre, de nombreuses unités seront à 50 p. 100 de leurs effectifs. La crise des munitions sera la plus aiguë, surtout pendant la pénible retraite de Pologne en 1915 : « J’ai reçu un jour, écrit le général Golovine, l’ordre d’armer, faute de fusils, une partie de l’infanterie avec des haches montées sur de longs manches. Le général Letchitski, commandant la IXe armée, m’interdit heureusement de le diffuser. »
C. R. Andolenko, Histoire de l’armée russe (Flammarion, 1967).