Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

Comparé à al-Buḥturī, ibn al-Rūmī (Bagdad 836 - † 896) inquiète par son caractère versatile et par son œuvre à la fois conventionnelle et morbide. Né d’un affranchi d’origine cappadocienne et d’une mère persane, il reçoit une éducation et une culture raffinées à Bagdad, à l’ombre d’une grande famille arabe. Assez jeune, il gagne la faveur du puissant mécène ‘Abd Allāh ibn Ṭāhir, puis de vizirs comme ibn Bulbul, auquel il adresse successivement des panégyriques et des satires. De confession chī‘ite et fervent adepte de la théologie mu‘tazilite, il ne réussit point à s’introduire de ce fait dans l’entourage même des califes, sauf vers la fin de sa vie, sous le règne d’al-Mu‘taḍid. Son humeur ombrageuse lasse souvent ses amis et lui vaut de nombreux ennemis dans le monde irritable des poètes ; sa vie entière s’épuise en ces luttes sans grandeur, s’achevant parfois par une réconciliation. Cette carrière marquée de succès et de disgrâces trouve logiquement sa fin dans une solitude anxieuse et, selon certains, par le poison d’un protecteur bafoué. Homme de cénacle, ibn al-Rūmī est essentiellement cela, avec, cependant, des éclairs qui l’apparentent au génie. Ses contemporains et, plus tard, le sagace al-Ma‘arrī, après bien d’autres, ont été gênés par les contrastes d’une œuvre qui ne se laisse pas juger selon des critères habituels. Trop souvent d’ailleurs et jusqu’à nos jours, les critiques ont fondé seulement leur opinion sur des extraits d’anthologie. Le dīwān d’ibn al-Rūmī, actuellement accessible dans son ensemble, autorise des jugements plus fondés. Ne nous attardons pas à cette ivraie poétique faite d’impromptus, de badinages de salon, de jeux de rimeur sûr de soi, qui encombrent le recueil. En revanche soyons plus ouverts aux odes d’apparat, qui sont des spécimens parfaits d’un art sachant donner aux traits conventionnels, aux poncifs rebattus sinon un attrait nouveau, du moins un éclat indiscuté ; c’est grâce à elles que ce panégyriste mérite la place qu’il occupe parmi ses émules. Disons-le enfin, cet homme de cénacle doit avant tout sa gloire à ses satires et à ses épigrammes ; certes, leur violence nous choque, les palinodies qu’elles révèlent nous déçoivent, leur allure trop souvent ordurière et fangeuse nous offusque ; cependant, c’est à la faveur de ces satires et de ces épigrammes que nous découvrons l’âme insatisfaite, malade, d’un homme en rébellion contre une société où il s’est débattu sans espoir.

À cette figure tourmentée, l’histoire oppose, comme par un jeu cruel, l’image d’ibn al-Mu‘tazz (Sāmarrā 861 - † 908). Fils d’un calife, né au sein d’une cour où chaque changement de règne se dénoue dans le sang, formé aux lettres arabes par les deux plus grands savants du temps, ce prince-poète est trop fin et trop délicat pour convoiter foncièrement le pouvoir ; il se consacre donc à l’art des vers avec une insouciance qu’entretiennent les souverains régnants. Sa vie s’écoule dans les plaisirs faciles, où il ne sombre pourtant point ; il connaît l’amour et le chante ; le vin l’inspire, mais ne l’avilit pas ; ce dilettante est aussi un savant, et son Livre du style fleuri comme son Anthologie des poètes modernes révèlent un théoricien original de la stylistique ainsi qu’un esthète averti. Cet épicurien, une fois en sa vie, trahira cependant son destin ; il se laissera entraîner dans une conjuration contre le calife al-Muqtadir et y trouvera une mort sans gloire. Pour Abū al-‘Atāhiya comme pour les classiques, le lyrisme a constitué en quelque sorte une évasion vers un monde interdit. Aux yeux d’ibn al-Mu‘tazz, au contraire, il est le domaine unique de l’artiste. Dans les pièces mêmes où il chante la grandeur de sa famille, il s’élève sans effort à l’inspiration qui s’harmonise avec son « moi » ; dans l’ode où il peint les malheurs qui s’abattent sur Bagdad livrée aux factions, l’« élégie en pleurs » est toute proche ; dans ses rhazal gracieux, où la sensualité, par sa discrétion, rappelle l’hédonisme des Hedjaziens, l’effusion est plus spontanée encore, parce que plus étroitement bée à des expériences vécues ; la chanson à boire, enfin, se dépouille : le détail s’estompe derrière la joie éphémère de l’oubli retrouvé. Chez cet aristocrate, tout converge donc et se fond dans un lyrisme spontané ; tout chez lui, également, est élégance et discrétion, jusqu’à la recherche du style, qui sait s’arrêter là où point l’afféterie.

Grâce à ce prince-poète, ce siècle finit donc comme il avait commencé, dans le sourire ambigu d’une sensibilité qui sait renoncer. Un nom, toutefois, reste encore à prononcer : celui du mystique al-Ḥallādj (Tūr, Perse méridionale, 858 - Bagdad 922), dont l’œuvre poétique va bien au-delà de la méditation d’Abū al-‘Atāhiya et constitue l’un des premiers témoignages, dans la poésie arabe, des efforts d’une âme pour s’identifier au divin.


La littérature en prose et l’expression de l’humanisme arabo-islamique (de 725 jusqu’en 925)

• Vers la formation d’une prose littéraire. L’accession de la koïnê poétique au rang de langue religieuse s’était opérée en vingt années. L’évolution qui fit de cette langue religieuse un idiome littéraire réclama au contraire plus d’un siècle et mit en jeu des facteurs aussi complexes que difficiles à isoler. Dans ce processus, le « fait coranique » tient certes une place considérable. Seul, il ne suffit cependant point à rendre raison de l’ensemble des faits. Compte doit être tenu tout d’abord des transformations profondes subies par le peuplement urbain en Syrie-Palestine et en Iraq à la faveur du brassage culturel qui s’opéra en lui au cours de deux générations. Le rôle assumé par les allogènes convertis dans la mutation intellectuelle des éléments péninsulaires n’est plus à mettre en évidence ; en poésie même, on l’a vu, nombreux sont les non-Arabes qui s’illustrent par leur maîtrise dans leur langue d’adoption et par le maniement de traditions artistiques originairement très loin de leur propre mentalité. Une fois de plus, nous sommes amenés à constater que l’évolution linguistique, tout au moins pour ce qui touche la prose, est la conséquence d’une réponse à des exigences intellectuelles, morales et religieuses. Le développement du mécénat, la constitution d’une élite urbaine à l’ombre de la cour califienne à Bagdad, la vogue connue par la vie de salon et les discussions qui l’accompagnent viennent renforcer des tendances plus profondes. L’existence dans les villes, et surtout à Bagdad, d’une classe de scribes le plus souvent non-arabes introduisit dans cette société un esprit de corps et des besoins intellectuels dont l’expression réclamait un instrument linguistique raffiné. L’édit de l’Omeyyade ‘Abd al-Malik ibn Marwān, substituant l’arabe au syriaque, au grec et au pahlavi (en 696), avait été décisif pour cette classe de scribes, ainsi contrainte à perdre progressivement l’usage de sa langue maternelle au profit de l’arabe. Celui-ci, en devenant la langue de civilisation, s’imposait du même coup l’obligation de répondre aux attentes de cette société. Tout naturellement, cette dernière recourut à une prose narrative dont les qualités, la souplesse, la richesse grandirent par l’usage qu’on en fit.