Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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musique de chambre

La notion de musique de chambre devrait être intrinsèquement liée, semble-t-il, au simple fait de la réunion, en un lieu clos, de quelques personnes désireuses de chanter ensemble ou de jouer des instruments en groupe.


Curieusement, ce sont les idées de « polyphonie » ou de « symphonie » (union des voix, selon l’étymologie grecque des termes), ou encore de « concerto » (au sens latin de « dialogue » ou « discussion ») qui viennent plutôt à l’esprit. Tout se passe comme si, dans l’imagination du créateur et celle de l’auditeur, l’idée d’une « musique de chambre » représentait une catégorie de l’esprit à part, avec ses lois nettement définies dont la libre utilisation, en une sorte de jeu abstrait, devrait tendre à créer un domaine spécialisé de la musique à l’abri de l’indécision de ses composantes et de la contamination possible d’éléments musicaux « impurs ».

À première vue, les musiciens groupés autour d’une table dans une salle princière que nous décrivent les peintres italiens du xvie s., ou les instrumentistes assemblés dans une demeure bourgeoise construite sous le règne d’Élisabeth Ire* d’Angleterre (1558-1603) semblent représentatifs de ce qu’est un ensemble de chambre. Pourtant, si l’on étudie la musique jouée et la manière dont elle est interprétée, on relève une absence de choix défini sur la nature, la structure et l’instrumentation des œuvres exécutées. Dans ces ensembles, l’art instrumental le dispute encore à l’art vocal. Dans ce dernier cas, est-ce la veine populaire qui incite les musiciens à chanter des frottoles de Bartolomeo Tromboncino (v. 1470 - v. 1535) ou de Costanzo Porta (1529-1601) ? Ou est-ce le raffinement madrigalesque des œuvres d’un Luca Marenzio (v. 1553-1599) ou d’un Roland de Lassus* qui, dans ses madrigaux italiens, ses lieder germaniques et ses chansons françaises, sut capter l’esprit d’esthétiques aussi diverses ? Si les musiciens décident de s’adonner à la musique instrumentale, vont-ils se contenter de transcriptions d’œuvres vocales ou adopter des compositions originales souvent inspirées par des mouvements de danse ? Chercheront-ils à se grouper en ensemble instrumental de même famille, comme ces « Consorts of viols » anglais auxquels John Dowland* dédie d’admirables suites de pavanes dans son recueil Lachrymae de 1604 ? Ou n’hésiteront-ils pas à mêler des instruments à cordes pincées (tel le luth) ou frottées (comme la viole) dans des « Broken Consorts » auxquels un Thomas Morley (1557-1602) confiera le soin d’exécuter ses Consort Lessons de 1599 ? Tout au long de la première moitié du xviie s., un compositeur italien comme Biagio Marini (1597-1665) écrit « per ogni sorte d’istromento musicali » des recueils dans lesquels il présente pêle-mêle des Symfonie, Canzoni, Sonate, Balletti, Arie (op. 1, 1617) ou des Compositioni varie per musica da camera (op. 13, 1641). Encore doit-on noter que la partition gravée comporte une partie chiffrée que le joueur de viole de gambe, ou celui qui « touche » le virginal ou le clavecin, réalise d’instinct, dans le feu de l’exécution, afin qu’une certaine disposition de l’harmonie soutienne l’édifice sonore.

La véritable musique de chambre, au sens qu’on lui donne aujourd’hui, s’accommode mal de tant d’incertitudes. Aussi va-t-elle, par un phénomène de rejets successifs, éliminer les composantes musicales dont les prétentions lui paraîtront menacer la recherche de son propre équilibre interne fondé sur des éléments progressivement fixés, des années 1650 au milieu du xviiie s.

Ainsi la cantate pour voix soliste et petit ensemble instrumental telle que l’écrivent Carissimi*, Purcell*, Alessandro Scarlatti*, Telemann* ou Händel* relève bien de l’esprit de la musique de chambre, de même qu’au xixe s. les mélodies françaises laissées par Berlioz*, Duparc*, Fauré*, ou les lieder germaniques de Schubert* et de Schumann*, accompagnés au piano. Or, la prédominance définitive de la musique instrumentale sur la musique vocale au début du xviie s. a créé un sentiment de méfiance vis-à-vis de la voix humaine. Méfiance justifiée : au xixe s., l’envahissement de la musique italienne par l’opéra — genre qui assure le triomphe de la voix humaine dans un lieu public — a réduit à néant la production de musique de chambre en Italie, malgré les quelques partitions de Rossini* et Donizetti (1797-1848), d’ailleurs toutes imprégnées de bel canto, et de l’unique quatuor à cordes (1873) de Verdi*.

La musique de chambre, qui se veut réservée à l’intimité des demeures privées, rejettera donc aussi la musique d’orgue, trop liée à la vastitude des églises et à l’impact social de la liturgie sur des masses de fidèles. De même, la musique de chambre redoutera le soliste, en qui elle verra un virtuose possible. La séparation entre les deux est souvent difficile à tracer : les « portraits » des « Ordres » de F. Couperin* relèvent de l’esprit de musique de chambre, mais, à la même époque, les sonates de Domenico Scarlatti* semblent plus proches de la virtuosité de concert. Ces craintes étaient fondées, si l’on pense aux liens d’emprisonnement réciproque du public et du virtuose qui se sont progressivement tissés depuis deux siècles. La situation des œuvres pour piano de Chopin* et de Schumann ou d’une composition comme la sonate en si mineur (1853) pour piano de Liszt* est exemplaire. L’unicité de l’interprète, la destination première du pianoforte comme instrument de chambre, l’utilisation de formes abstraites, tout semblerait orienter ces productions vers la musique de chambre, alors qu’en fait elles sont parfaitement adaptées au concert public rassemblant un grand nombre d’auditeurs.

Dans ce combat que mène la musique de chambre pour affirmer son originalité, le domaine propre de la forme et de l’écriture sera, lui aussi, l’objet d’éliminations successives. La musica da camera, férue de « suite », succession de mouvements de danses (bourrée, passepied, pavane, gigue, menuet, sicilienne, etc.), et la musica da chiesa, contrainte de se réfugier derrière les titres abstraits d’allegro, andante, presto..., offriront, pendant quelque temps, deux options possibles à la musique de chambre hésitante, qui ne se décidera franchement qu’après la fusion des deux courants dans la forme « sonate ». Cette forme semblait marier heureusement l’art de la recherche (variation, fugue), le souvenir idéalisé d’un mouvement de danse (menuet) et l’apparente sévérité de formes musicales pures détachées de tout complexe extramusical comme la danse ou le pittoresque descriptif ou psychologique auquel resteront attachés certains compositeurs comme Giuseppe Tartini (1692-1770), dans ses sonates Didon abandonnée ou le Trille du diable, et, surtout, les compositeurs français (par exemple Rameau* dans ses Pièces de clavecin en concerts écrites de 1741 à 1752).