Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Marivaux (Pierre Carlet de Chamblain de) (suite)

Les journaux

Dans le Spectateur français, qui eut en tout vingt-cinq « feuilles » publiées en principe tous les mois (1721-1724), Marivaux peint, selon Lesbros de La Versane, « sous diverses images, la licence des mœurs, l’infidélité des amis, les ruses des ambitieux, la misère des avares, l’ingratitude des enfants, l’inhumanité des riches, le libertinage des pauvres, le faste frivole des gens de fortune ». Il traite de tout, d’après Lesbros, « en philosophe agréable et tolérant qui connaît le monde et le cœur humain ; qui sait donner à la vertu des agréments qui la font chérir, et au vice les couleurs qui effarouchent la vertu ». Joignons à cette énumération une étude sur le style et sur l’originalité (septième feuille) qui prolonge des réflexions plus anciennes sur la « clarté du discours » (le Mercure de mars 1719) et annonce d’autres remarques dans « le cabinet du philosophe » (sixième feuille). Marivaux y soutient la thèse que le fond et la forme sont indissolublement liés ; il propose une esthétique de la suggestion qui remplace l’esthétique classique de l’expression. Dans les sept feuilles de l’Indigent philosophe (mars-juill. 1727), deux « clochards » traduisent avec verve une philosophie de la misère comparable à celle qu’exprimera une chanson de la grande dépression américaine, illustrée par l’interprétation de Thomas « Fats » Waller (1904-1943), Alleluiah, I’m a bum ! (« Alleluiah, je suis un clochard ! »). Les accents de cet ouvrage évoquent, longtemps à l’avance, ceux du Neveu de Rameau.

Quelques années plus tard, Marivaux compose un nouveau périodique moral, le Cabinet du philosophe (1733-34), dont Gabriel Marcel a vanté la hauteur de vues et la profondeur. Cet ouvrage contient une petite comédie allégorique, le Chemin de la fortune, dont l’écrivain, tirant de son propre fonds, composera le roman du Paysan parvenu. La partie la plus intéressante de l’ouvrage réside pourtant dans un récit symbolique, « le voyage au monde vrai » (feuilles 6-11). Un gentilhomme, déçu par la fausseté d’un ami et la trahison d’une maîtresse, quitte sa patrie et parvient dans un monde tout semblable au nôtre, mais dont les habitants sont sincères en dépit qu’ils en aient. On comprend, peu à peu, que ce monde est en réalité le nôtre, mais vu par un observateur lucide et sans illusion. La naïveté des habitants n’est pas dans leurs paroles, « elle est dans la tournure de leurs discours, dans l’air qu’ils ont en parlant, dans leur ton, dans leurs gestes, même dans leurs regards : mais par tous ces signes, leur pensée se trouve si nettement, si ingénuement exprimée que des paroles prononcées ne seraient pas plus claires. Tout cela forme une langue à part qu’il faut entendre [...] langue d’ailleurs qui n’admet point d’équivoque ; l’âme qui la parle ne prend jamais un mot pour un autre ».


Le théâtre

Précisément, toute pièce de Marivaux est pour les protagonistes un voyage au monde vrai, avec cette seule particularité que la fiction du dépaysement est ici remplacée par les cheminements du « marivaudage ».

En effet et contrairement à ce qu’on a trop souvent dit, ce n’est pas le style de Marivaux qui est précieux, mais sa psychologie. Dans Clélie, Mlle de Scudéry, dont l’influence sur Marivaux ne doit pas être sous-estimée, avait donné, avec la fameuse « Carte du Tendre », un premier essai de psychologie descriptive appliquée à l’amour. L’amour était présenté comme un voyage, un cheminement, une quête. Précisément, le théâtre de Marivaux est un perpétuel commentaire de la « Carte du Tendre ». Mais l’écrivain s’intéresse plus aux petits sentiers qu’aux grands chemins. L’amour, à ses yeux, n’est pas ce qu’on appelle une « passion ». Il est toujours dominé par deux constantes, la décence et la mesure. C’est, en un sens, une galanterie, mais une galanterie rendue cruelle par un excès de sentiment, qui lui confère rigueur et même violence.

Cette forme d’amour rend le langage des personnages instable, antinomique, équivoque. Ce style strictement oral se caractérise par l’absence d’unité de ton ; il passe sans cesse de la sensibilité à l’ironie, de la sincérité à la feinte, du respect à la familiarité, de la discrétion à la hardiesse, le tout au gré de l’évolution des sentiments.

Ceux-ci règnent seuls. Tandis que les personnages de Molière sont plongés dans une ambiance familiale ou sociale contraignante, ceux de Marivaux n’ont pas d’autre ambiance que leur amour. Bien qu’incarnés, ils sont, en un sens, des catégories amoureuses. L’amour est leur vie même ; leur vie réelle s’ordonne par rapport à leur vie amoureuse, quand elle ne se confond pas avec elle. Pour que le marivaudage devienne une possibilité scénique, il reste à créer des obstacles à l’amour. Du reste, l’expérience vécue de l’amour est toujours chez Marivaux le produit d’une proposition affrontée et vaincue.

Ces obstacles sont de divers ordres. Il y a d’abord les obstacles extérieurs, les plus traditionnels. Ce sont les conventions sociales (volontés de parents, situations de famille) ou des dispositions juridiques. Il y a quelque chose de plus original dans une autre forme d’obstacle : le prochain. « L’enfer, c’est les autres. » Dans la première Surprise de l’amour, par exemple, les deux sexes se dressent l’un en face de l’autre dans un antagonisme d’une cruauté primitive. Les obstacles à l’amour sont aussi intérieurs. Les amoureux de Marivaux craignent leurs propres obstacles et, pour mieux sentir leur amour, ne font qu’en édifier de nouveaux. Marivaux fait déjà, avant Laclos et Sade, la liaison intime entre l’amour et la souffrance : la garantie de la passion est la souffrance qu’on ressent ou qu’on inflige ; le sadisme, à la limite, devient preuve d’amour. La cruauté élégante du théâtre de Marivaux vient de son esthétique, qui est celle d’une épreuve. Il faut seulement observer, pour ne pas forcer les choses, que cette épreuve reste un jeu, car nous sommes dans la comédie, non dans le drame.