Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Machiavel (suite)

Après avoir médité sur les structures républicaines de la Rome antique, Machiavel pose dans le chapitre xviii la question suivante : « Comment peut-on maintenir, lorsqu’il existe déjà, un État libre dans les cités corrompues, et lorsqu’il n’existe pas, comment l’y instituer ? » ; pour conclure sur un constat d’impuissance : « De tout ce qui précède résulte la difficulté, voire l’impossibilité qu’il y a dans les cités corrompues à maintenir une république ou à la créer de toutes pièces. Et s’il fallait malgré tout la créer ou la maintenir, il serait nécessaire de l’infléchir plutôt vers le principat que vers la démocratie. »

La corruption dont il est ici question est le mal spécifique des États italiens. Machiavel en dénonce l’origine dans l’absence de « religion ». On s’est longuement interrogé sur la valeur et la fonction du concept de « religion » dans la pensée de Machiavel, étant donné ses nombreuses professions sinon d’athéisme, du moins de scepticisme religieux, étant donné surtout le matérialisme, nourri de Lucrèce*, de sa vision du monde et de l’histoire, qui finit par identifier purement et simplement Dieu à la Fortune. On a ainsi assimilé la « religion » machiavélienne tantôt à une pure conscience civique indispensable à l’unité nationale, tantôt à un instrument de pouvoir dans les mains du prince. Mais, dans les Discorsi, les nombreuses références aussi bien à la religion romaine instituée par Numa Pompilius qu’à Savonarole et à l’Église catholique interdisent toute méprise. C’est bien à la religion en tant que telle que se réfère Machiavel, mais selon un concept matérialiste de la religion : la religion est la figure par excellence du contrat social. Ce contrat n’est aucunement un frein à l’évolution, voire à la révolution des structures sociales ; il en garantit au contraire la légalité. Dans la Rome républicaine, la lutte des classes, loin de conduire à l’anarchie, consolidait l’État à travers l’affirmation même de ses libertés fondamentales : « Ceux qui condamnent les luttes de la noblesse et de la plèbe me semblent blâmer cela même qui fut la cause première de la liberté de Rome, et porter plus d’attention aux cris et aux tumultes qui naissaient de ces luttes qu’aux bons effets qu’engendraient celles-ci. » Ainsi, « les combats qui à l’origine opposaient à Rome le peuple et les nobles [...] se concluaient par des lois [...] ; ceux de Florence ne prenaient fin qu’avec la mort et l’exil de nombreux citoyens ». Et si la corruption et la décadence des cités italiennes sont liées à l’irréligion de leurs citoyens, toute la responsabilité en incombe à la corruption de l’Église romaine, à l’immoralité et à la cupidité de ses prêtres : « De l’importance qu’il faut attribuer à la religion, et comment l’Italie, pour en avoir été privée par l’Église romaine, est tombée en ruine », tel est le titre et tel est le sujet du chapitre xii des Discorsi, qui valut à Machiavel, de la part de Francesco De Sanctis (1817-1883), le titre de « Luther italien ».

« Tous les États, toutes les puissances qui ont tenu et tiennent encore les hommes sous leur empire ont été et sont ou des républiques ou des principautés. Les principautés sont ou héréditaires, si elles ont été longtemps possédées par la famille de leur prince, ou nouvelles. Les principautés nouvelles, ou le sont tout à fait, comme Milan le fut pour Franeesco Sforza (1401-1466), ou elles sont comme des membres ajoutés aux États héréditaires du prince qui les acquiert : tel a été le royaume de Naples à l’égard du roi d’Espagne. Les États acquis de cette manière sont accoutumés ou à vivre sous un prince ou à être libres ; et on les acquiert ou avec les armes d’autrui, ou avec ses propres armes, ou grâce à la fortune, ou grâce à sa valeur » : si ces premières lignes du Prince semblent annoncer un traité théorique des principautés, il apparaît dès le chapitre vi (« Des nouvelles principautés que l’on acquiert par ses armes et sa valeur propres ») que Machiavel se propose avant tout de définir les conditions de possibilité d’un nouveau principat, autrement dit de l’État issu de la révolution politique, que Machiavel assigne pour tâche à son Prince. Révolution fondée sur la virtù de ce dernier, terme d’ordinaire traduit par « valeur », mais qui désigne en fait le concept même de politique chez Machiavel. Ce n’est rien, en effet, que d’acquérir un État si l’on ne sait s’y maintenir. Bien plus, autant pour la sûreté de son pouvoir que pour la sienne propre, le nouveau prince est en quelque sorte contraint à être un révolutionnaire : « [...] les difficultés des nouveaux princes viendront surtout des nouvelles institutions, des nouvelles formes qu’ils seront obligés d’introduire pour fonder leur gouvernement et pour leur sûreté ; et l’on doit remarquer qu’en effet il n’y a point d’entreprise plus difficile à conduire, plus incertaine quant au succès et plus dangereuse que celle d’introduire de nouvelles institutions. Celui qui s’y engage a pour ennemis tous ceux qui profitaient des institutions anciennes, et il ne trouve que de tièdes défenseurs dans ceux pour qui les nouvelles seraient utiles. » Enfin, et c’est là l’ultime espoir de Machiavel, le génie politique du prince ne saurait trouver occasion plus favorable, pour se manifester et s’exercer, que dans l’adversité. La décadence et la servitude de l’Italie contemporaine ont fini par créer une situation objectivement révolutionnaire, imposant la nécessité d’une « restauration » (restauration coïncidant au xvie s. avec révolution, selon la métaphore astronomique chère à tous les grands réformateurs politiques) : « Si, comme je l’ai dit, il fallait que le peuple d’Israël fût esclave des Égyptiens pour connaître la valeur de Moïse ; si la grandeur d’âme de Cyrus ne pouvait éclater qu’autant que les Perses seraient opprimés par les Mèdes ; si enfin, pour apprécier toute la valeur de Thésée, il était nécessaire que les Athéniens fussent désunis : de même, en ces jours, pour que quelque génie pût s’illustrer, il était nécessaire que l’Italie fût réduite au terme où nous la voyons parvenue, qu’elle fût plus opprimée que les Hébreux, plus esclave que les Perses, plus désunie que les Athéniens, sans chefs, sans institutions, battue, déchirée, piétinée et accablée de toute espèce de désastres. »