Machiavel (suite)
L’histoire et la littérature
L’échec de l’intervention de Machiavel auprès des Médicis, autrement dit l’échec « politique » du prince, rejettera définitivement Machiavel de la politique vers l’histoire et la littérature. Les livres II et III des Discorsi, en particulier, tout en élaborant les principes d’une réforme politique à la dimension des grands États modernes, visent plutôt à fonder sur de nouvelles bases, au fil du commentaire de Tite-Live, l’histoire comme science, non sans plier souvent les faits à la violence créatrice d’une interprétation dont le scrupuleux Guicciardini (François Guichardin [1483-1540]) déplorait l’« inexactitude ». Et si les Istorie fiorentine (qui vont des origines de Florence à la mort de Laurent le Magnifique) attestent encore abondamment l’engagement politique de Machiavel, leur influence s’exercera surtout — et pour longtemps — sur les historiens. Quant à la Vita di Castruccio, elle s’inscrit ouvertement dans une tradition classique, à laquelle elle emprunte son rythme narratif et ses principaux exemples. L’Arte della guerra, enfin, malgré son enjeu et la technicité de certaines argumentations, n’est pas sans faire des concessions à la rhétorique jusque dans le choix du dialogue, genre de prédilection de la littérature humaniste.
Avec la Mandragore, Machiavel a sans doute donné son chef-d’œuvre au théâtre italien de la Renaissance, chef-d’œuvre proprement révolutionnaire par la géniale simplicité de son intrigue (pour obtenir un enfant. Messer Nicia, aussi riche que benêt, n’hésite pas à jeter sa femme dans les bras du premier venu et à risquer la vie de celui-ci, dupe qu’il est de la croyance que l’inconnu — en l’occurrence, l’amant éperdu de sa femme — en mourra pourvu que celle-ci ait précédemment avalé une potion de mandragore ; la vertueuse Lucrèce, contrainte à l’adultère par son mari, et non sans la complicité du cupide Frate Timoteo, aura tôt fait d’y prendre goût), par la virulence de son réalisme critique, par l’exaltation de la « vérité » des sentiments et par l’incomparable originalité de son langage.
Au contraire, la Clizia, L’Asino d’oro et la fable misogyne de Belfagor n’apparaissent guère que comme de simples divertissements littéraires. Enfin, dans le Discorso intorno alla nostra lingua, Machiavel intervient en faveur du florentin parlé dans le grand débat qui divisait alors les théoriciens de la langue littéraire.
L’écriture de Machiavel, au demeurant, mélange de syntaxe latine, d’ellipses et de tournures empruntées au parler florentin contemporain, a un caractère profondément anachronique — contrastant par exemple avec la clarté et la modernité linguistiques d’un Guicciardini. La syntaxe et la rhétorique y sont sans cesse emportées, voire malmenées par une véritable fureur logique.
J.-M. G.
➙ Florence / Médicis / Politique (science).
A. Renaudet, Machiavel (Gallimard, 1942). / L. von Muralt, Machiavellis Staatsgedanke (Bâle, 1945). / M. Brion, Machiavel, génie et destinée (A. Michel, 1948). / A. Gramsci, Note sul Machiavelli, sulla politica e sullo stato moderno (Turin, 1949). / R. Ridolfi, Vita di Niccolò Machiavelli (Rome, 1954 ; trad. fr. Machiavel, Fayard, 1960). / E. Barincou, Machiavel par lui-même (Éd. du Seuil, coll. « Microcosme », 1957). / G. Sasso, Niccolò Machiavelli, storia del suo pensiero politico (Naples, 1958). / E. Namer, Machiavel (P. U. F., 1961). / F. Chabod, Scritti su Machiavelli (Turin, 1964 ; 2e éd., 1968). / G. Mounin, Machiavel (P. U. F., 1964 ; nouv. éd., Club fr. du Livre, 1969). / F. Fido, Machiavelli, storia della critica (Palerme, 1965). / G. Procacci, Studi sulla fortuna del Machiavelli (Rome, 1965). / L. Gautier-Vignal, Machiavel (Éd. universitaires, 1969). / C. Lefort, le Travail de l’œuvre : Machiavel (Gallimard, 1972). / H. Védrine, Machiavel (Seghers, 1972). / J.-F. Duvernoy, Machiavel (Bordas, 1974).