Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Lagides (suite)

Il fallait que Rome voulût bien le reconnaître. Le Sénat ne pouvait se décider, tant étaient vives les luttes des intérêts opposés qui s’affrontaient sur cette question. Ce n’est qu’en 58 av. J.-C. que les sommes fabuleuses dépensées par le roi (qui allaient pour une grande part dans la poche de J. César) permirent qu’il fût proclamé « roi ami et allié du peuple romain ».

Malheureusement pour lui, la même année, Caton d’Utique annexait Chypre. Alexandrie ne put supporter qu’il acceptât sans regimber cette avanie et le chassa. Il se réfugia à Rome, une ambassade égyptienne vint plaider contre lui devant le Sénat (bravant ses sicaires). Pompée voulait le ramener lui-même en Égypte et le replacer sur son trône ; ses adversaires, dont Crassus, ne voulaient rien entendre. Finalement, en 55, un fidèle pompéien, Aulus Gabinius (v. 100-47), gouverneur de Syrie, grassement payé bien sûr par l’Aulète (réfugié à Éphèse dans le temple d’Artémis), le réinstalla à Alexandrie et lui laissa une garde de mercenaires gaulois et germains aux ordres d’officiers romains.

Jusqu’à sa mort (en 51), l’Aulète régna, fantoche qui n’était là que parce qu’aucun parti à Rome n’avait voulu prendre le risque de nommer dans cette terre à la richesse légendaire un proconsul qui serait devenu trop puissant. Lui, pour rembourser qui l’avait intronisé, n’avait rien trouvé de mieux que de nommer intendant général du royaume un de ses gros créanciers, Rabirius Postumus, qui réglait les dettes royales sur le dos du fellah égyptien.

Durant 21 ans (51-30), Cléopâtre VII put dominer l’Égypte au nom de ses frères-époux, Ptolémée XIV (XIII ou XII) Dionysos II (v. 61-47) et Ptolémée XV (XIV ou XIII) l’Enfant (59-44), qui n’atteignirent pas l’âge adulte, puis au nom du fils que César lui avait donné, Ptolémée XVI Césarion. La naissance de ce fils eut pour Cléopâtre une importance énorme. Elle s’installa aussitôt à Rome ; on put croire que César allait l’épouser et que l’empire de Rome allait se voir donner une seconde capitale, Alexandrie. Le meurtre de César anéantit ces espoirs, car le testament ne laissait rien à la reine ; elle rentra en Égypte. Si Ptolémée XV disparut alors pour laisser place à Ptolémée XVI, c’est que ce dernier présentait pour Cléopâtre l’avantage d’être fort jeune.

En 34, lorsque Antoine édifia, pour faire pièce à Octave, un Orient dont l’Égypte était le centre, Césarion fut proclamé roi des rois, quand sa mère était reine des rois.

Quand Octave, fils adoptif de César, fut vainqueur, il ne put bien sûr que mettre à mort le fils naturel de son père adoptif.

Les structures économiques de l’Égypte des Lagides

La terre, unique source de richesse et donc de puissance pour l’Égypte, était la propriété du roi, du moins tant qu’il était assez fort pour faire valoir ses droits.

Si, jusqu’à l’époque hellénistique, l’Égypte avait pu vivre repliée sur elle-même en autarcie, les rois nouveaux, successeurs d’Alexandre, ne purent se contenter de cette obscurité. Il leur fallait défendre leur prestige et leur pouvoir contre d’éventuels concurrents, en payant (fort cher) des mercenaires venus de très loin, en construisant une flotte pour être à même d’agir en Méditerranée et en permettant ainsi aux Hellènes venus les servir de s’enrichir sur cette terre fertile qu’ils considéraient comme une sorte de colonie.

Une politique expansionniste était nécessaire : les rois égyptiens devaient contrôler les pays producteurs de bois et de poix (la Cilicie par exemple), ainsi que certains marchés qui leur permettraient de vendre sans peine les énormes surplus agricoles qu’ils s’efforçaient de drainer dans l’ensemble de leur pays grâce à l’action d’une myriade de fonctionnaires.

C’est essentiellement le blé qui enrichit la royauté : il manquait tant de céréales dans le monde méditerranéen que tout fournisseur trouvait à le vendre, outre la fortune, l’honneur et la reconnaissance. La production en était planifiée à l’échelle de tout le pays ; un bordereau (diagraphê) prévoyait chaque année, village par village, la superficie des terres à ensemencer. C’était le roi qui fournissait toute la semence en la prêtant aux agriculteurs ; les fonctionnaires royaux surveillaient la pousse jusqu’à la récolte, époque à laquelle tout le grain était mis sous séquestre. Le roi se faisait alors payer son dû : remboursement des semences (avec les intérêts), impôts, fermages (puisque les paysans des terres royales avaient signé un bail avec le souverain) : il ne restait même pas au paysan la moitié de la récolte, mais le roi pouvait faire descendre le Nil par des flottes entières qui allaient vendre du blé dans toute la Méditerranée et empliraient ses caisses.

Toutes les activités de la khôra, le plat pays, étaient ainsi surveillées pour assurer la fortune du roi (y compris la pêche des poissons du Nil), chacune selon un système différent et parfaitement adapté. Ainsi, pour ce qui était du bétail, le roi louait les bêtes à des fermiers, dont il recevait un loyer et un impôt ; certaines bêtes étaient propriétés privées ; un impôt (ennomion) frappait chaque tête, et les agents royaux procédaient à un dénombrement de tout le cheptel quand, au moment de la crue, les bêtes se réfugiaient sur les buttes qui émergeaient encore. Le roi possédait aussi en monopole absolu la fabrication de l’huile (monopole affermé), ce qui lui permettait de vendre à un prix très élevé toute la production (à un taux très supérieur à celui du marché méditerranéen, car les importations étaient pratiquement interdites), sans préjudice des taxes levées sur les paysans qui récoltaient les oléagineux (c’est le souverain qui fournissait, là encore, les graines de semence) ainsi que sur les consommateurs.

Cette volonté d’enrichissement, qui poussait à produire au maximum, put avoir un temps de bons résultats : la campagne égyptienne se modernisa, de nombreuses terres furent mises en valeur. Mais un tel système, qui ne laissait au paysan ni initiative ni guère de quoi vivre, qui n’élevait en tout cas pas son niveau de vie puisque tout excédent était en fait conduit par le Nil vers Alexandrie et la mer sans guère profiter au pays égyptien, finissait peu à peu par peser ; le fellah était pressuré, d’autant plus que chaque fonctionnaire responsable sur ses propres deniers du volume de la production pouvait à l’occasion exiger, par précaution sans doute, plus qu’il ne convenait : à partir du iie s., les terres furent abandonnées (ce fut l’anachorèse : anakhôrêsis) et rien ne put y retenir le cultivateur (pas même la mise en place d’un système où tout un village, et non plus chaque paysan pour sa part, devenait responsable de la production d’un terroir). La monarchie s’appauvrit considérablement du fait de cette grève du travail agricole. Or, sa puissance tenait essentiellement à sa richesse ; sa puissance s’affaiblit donc de ce qu’elle ne parvenait plus à contraindre les Égyptiens à travailler pour son profit.

J.-M. B.

➙ Alexandrie / César / Chypre / Cléopâtre VII / Égypte / Grèce / Hellénistique (monde).