Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

journal intime (suite)

La présence dans la narration intimiste du monde extérieur est très rare, voire inexistante : l’événement n’est pas relaté, le récit est toujours avorté (mis à part le cas exceptionnel de Stendhal, souvent enclin par sa nature profonde à juger des choses en romancier), et la description est sans autre intérêt que celui d’offrir un fidèle miroir de l’état d’âme. Par définition, autrui est une gêne pour le diariste : Benjamin Constant souligne bien cet obstacle que constitue autrui à la transparence des cœurs que recherche l’intimiste : « Les autres sont les autres, on ne fera jamais qu’ils soient moi », tandis que Delacroix, d’une façon plus sèche, affirme la solitude forcée du diariste : « La nature a mis une barrière entre mon âme et celle de mon ami le plus intime. »

Cette solitude est joie pour l’intimiste : face à sa feuille blanche, il trouve enfin moyen de délivrer son message secret. Mais, en même temps, cette solitude est douleur : la difficulté de se « saisir » est présente dans la vie de l’intimiste au point d’en devenir la préoccupation constante, l’obsession fondamentale. « Se chercher constitue l’impératif catégorique de leur personne » (A. Girard) : nécessité vitale qui tourne rapidement au cercle infernal. Plus l’intimiste se cherche, plus il a besoin d’approfondir la connaissance de son être. Plus il avance, plus il éprouve de plaisir à relire les pages anciennes, comme pour arrêter les instants de la conquête de soi et les fixer au ciel des astres, aux frontières de la littérature.

Nous avons pu voir que le journal intime n’était devenu un genre littéraire qu’avec le xxe s. et qu’il avait, de ce fait, perdu en grande partie son caractère propre. Le problème de l’existence du journal intime dans le domaine littéraire oblige à se poser un certain nombre de questions.

Le journal est-il un genre littéraire ? Si l’on considère qu’un genre est un ensemble, un « système » clos, nous sommes tentés de rejeter l’existence d’un genre qui serait le journal intime, puisque la contradiction implicite des termes reviendrait à nier l’existence du premier pour assurer celle du second. Appartient-il seulement à la littérature ? Si l’on s’en tient aux théories de l’Américain Northrop Frye, selon lequel « le désir d’écrire de l’écrivain ne peut venir que d’une expérience préalable de la littérature », car « la littérature ne tire ses formes que d’elle-même », la position du journal intime apparaît ambiguë : n’existant que par réaction contre un monde organisé et ne tirant sa réalité que de l’écrivain lui-même, il serait en deçà du système élaboré par Frye. Le journal intime n’est pas un objet littéraire au sens classique du terme : il ne peut être analysé comme un produit, car il nie a priori tout échange entre le diariste et un individu quelconque. Cependant, le choix de l’écriture tend à le ranger, sinon comme un genre littéraire, du moins comme une reconnaissance de la pérennité du verbe.

Dès lors qu’il est écrit, le journal possède-t-il un art ? Nous avons souligné tout ce qui l’éloigné du concept d’œuvre. Nous ne pouvons donc prétendre codifier et lire un journal intime comme un livre quelconque ; tout au plus pouvons-nous suivre les caprices d’une pensée qui organise selon ses besoins et ses humeurs une page, et reconnaître plus d’habileté et de personnalité à un créateur qu’à un autre.


Amiel ou le journal intime incarné

La relative célébrité d’Amiel (1821-1881) est le seul fait de son journal intime : contrairement à d’autres diaristes, Amiel ne s’est illustré ni par une vie originale, ni par une activité quelconque brillante. Toute sa vie est dans la rédaction de son Journal, qui se déroule de sa dix-huitième à sa soixantième année, quelques jours avant sa mort. Tout n’est, évidemment, pas de qualité dans une telle masse de notes (il est en effet extrêmement rare qu’Amiel ne se penche pas une journée sur l’œuvre de sa vie) : certaines fautes de goût, des détails futiles et insipides ou même d’inintéressants développements gênent le lecteur. Toutefois, malgré ses défauts, le Journal d’Amiel donne une assez bonne idée de ce qu’est le journal intime pour le diariste.

Il est en premier lieu le confident d’une vie ratée : ce sentiment se retrouve à toute page. Pour échapper à ce sentiment de médiocrité, le diariste tend soit à s’ouvrir sur l’extérieur, soit, au contraire, à se « concentrer » sur lui-même à la recherche d’une hypothétique unité : « Je n’ai pas réellement de centre, de calme, de plénitude. » Mais cette solution ne satisfait pas l’intimiste conscient de la stérilité de son propos : « Qu’importent les 16 300 pages de ce journal ! Une nouvelle de Mérimée, un article de Sainte-Beuve comptent davantage puisqu’ils sont écrits, publiés et d’un style achevé. »

D’où vient ce sentiment d’échec constant du « narrateur » : il existe une cause externe et une raison plus profonde qui tient au moyen même d’expression du diariste. La répétition incessante au sein du journal est en fait plus un obstacle qu’une progression vers la connaissance de soi : ainsi, Amiel se sent peu à peu extérieur à lui-même, comme « objectifié » dans le monde qui l’entoure : « Je suis dans les choses, je suis leur moi et non le mien ! » Mais il faut surtout tenir compte de l’aspect particulier du journal, qui tend à enfermer l’intimiste dans un échec qu’il ressent initialement pour lui-même et qui, peu à peu, s’épanche sur tout ce qui touche au diariste : d’où le cri final d’Amiel « ni d’accord avec [lui]-même, ni avec le monde, ni avec Dieu ».

Échec originel transformé en déroute finale, le journal intime est un amer constat. « C’est bien de la peine », soupirait Vigny en rédigeant le sien !

D. C.

 G. Poulet, « Amiel », dans les Métamorphoses du cercle (Plon, 1961). / A. Girard, le Journal intime (P. U. F., 1963). / G. R. Hocke, Das europäische Tagebuch (Wiesbaden, 1963).