Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

jazz (suite)

La Nouvelle-Orléans, ville modèle

Si La Nouvelle-Orléans fut longtemps considérée comme le berceau du jazz et la musique que l’on y pratiquait comme la plus représentative d’une certaine « pureté » du jazz, c’est parce que cette ville, au début du siècle, constituait un exceptionnel mélange de races, de classes sociales et de cultures, et, en ce sens, les mariages musicaux qui y furent pratiqués préfiguraient la diversité et les contradictions du jazz à venir. En fait, il semble que le principal berceau du jazz, lieu de convergence et de cristallisation des formes vocales noires pré-jazziques, soit simplement la moitié sud des États-Unis et, dans une moindre mesure, la Californie. De même, le déclin de La Nouvelle-Orléans (marqué par la fermeture en 1917 de Storyville) n’est qu’un aspect du grand exode des masses noires : du Sud rural vers les villes industrielles du Nord, en plein développement depuis l’entrée en guerre des États-Unis. Cet afflux massif des Noirs, musiciens compris, devait assurer au jazz de nouvelles et infinies possibilités de profit. Au début des années 20, Chicago devient le centre actif de ce jazz, marqué par le blues du Sud et qui s’organise autour du trilogue trompette-clarinette-trombone. Les musiciens et les orchestres noirs qui représentent à Chicago ce style « New Orléans » (King Oliver, Louis Armstrong*, Jimmie Noone, Freddie Keppard, les frères Baby et Johnny Dodds, Jelly Roll Morton*) ne sont d’abord connus et appréciés que par un public local, surtout noir. Excités par le caractère « exotique » et la nouveauté de cette musique, quelques étudiants blancs vont pratiquer à leur tour l’improvisation collective. À la façon des musiciens de rock blancs, qui, pendant les années 60, s’efforceront de reproduire le style des grands bluesmen noirs, Bix Beiderbecke, Frank Teschemacher, Pee Wee Russell, Muggsy Spanier, Mezz Mezzrow, Benny Goodman*, Eddie Condon, Gene Krupa écoutent et imitent les orchestres de King Oliver, le Hot Five de Louis Armstrong, les Red Hot Peppers de Jelly Roll Morton... Mais ces jeunes Blancs apportent avec eux diverses traditions européennes et le souvenir du folklore blanc (skiffle, hillbilly), parfois même des éléments issus de la musique de concert occidentale. Par le procès d’occidentalisation, de blanchiment de la musique noire qu’il amorce, ce « style Chicago » est à l’origine d’un nouvel effet de mélange, en même temps qu’il annonce le « middle jazz » des années 30. Dans le même temps, un chef d’orchestre comme Paul Whiteman présente au grand public blanc une image du jazz, le « jazz symphonique », qui n’a que peu de rapports avec la musique noire originelle. Cette volonté de synthèse aura sur l’évolution du jazz, ainsi que sur son public, un effet décisif, notamment sur le plan commercial, déjà déterminant (utilisation de chansons à la mode, souci de plaire aux danseurs, exigences de l’industrie phonographique, etc.).

Ville moins industrielle que Chicago et, de ce fait, moins concernée par les préoccupations des prolétaires noirs que reflète le blues, mais plus marquée par les activités musicales blanches, New York prend peu à peu le relais de Chicago. Des pianistes de ragtime, puis de stride (v. pianistes de jazz) ont commencé d’y développer des formes plus sophistiquées. En même temps, le public et les producteurs de disques se découvrent des préférences pour certains musiciens : les plus remarquables, les plus spectaculaires par leur travail d’improvisation deviennent des « solistes », tandis que leurs partenaires moins brillants ne sont plus que des faire-valoir, des « accompagnateurs ». Déjà populaire à Chicago, Louis Armstrong devient ainsi la première « vedette » du jazz.


Crise et « swing craze »

Le jazz, industrie et musiciens, ne sera pas épargné par la dépression. Mais il y trouve, en se reconvertissant massivement en musique de divertissement et de danse, un nouvel élan économique, une raison d’être et une fonction sociale : la « folie du swing » (swing craze) sera utilisée, chez les Blancs comme chez les Noirs, pour chasser les idées noires, séquelles de la grande crise économique. Alors que les musiciens venus de La Nouvelle-Orléans étaient souvent analphabètes, nombre de Noirs plus jeunes savent lire, même une partition. Les danseurs ont besoin de bons orchestres, efficaces, qui les feront danser sur les rengaines à la mode ; les chefs d’orchestre recherchent les instrumentistes qualifiés. Aussi les grands orchestres noirs se multiplient-ils pendant les années 30 : Jimmie Lunceford, Chick Webb, Cab Calloway, Lucky Millinder, Claude Hopkins, Earl Hines, Benny Carter, Teddy Hill, Fletcher Henderson, Duke Ellington*... Si le commerce et la publicité font alors de Benny Goodman le « Roi du swing » (comme elles ont déjà fait de Paul Whiteman le « Roi du jazz » !), deux noms dominent néanmoins : Louis Armstrong, en tant que soliste et improvisateur, et Duke Ellington, dont le travail orchestral marquera toute l’histoire du jazz. Au sein des grands orchestres, d’autres solistes commencent à s’imposer : les saxophonistes Coleman Hawkins, Lester Young, Benny Carter et Johnny Hodges, le trombone Jimmy Harrisson, le batteur et vibraphoniste Lionel Hampton. Pour des raisons économiques ou pour retrouver l’esprit du blues et la liberté de l’improvisation collective, de petites formations apparaissent, régulières (comme celle du pianiste Fats Waller) ou réunissant quelques musiciens qui travaillent habituellement dans un « big band ». C’est l’époque où les musiciens recherchent, surtout au fil des improvisations, à charmer l’auditoire et à faire étalage de virtuosité. Ainsi, Art Tatum se révèle comme le plus technicien des pianistes : l’instrument devient plus important que le musicien. C’est aussi l’époque où les batteurs* Jo Jones, Cozy Cole, Sidney Catlett et Chick Webb définissent avec une perfection quasi métronomique le plus haut point d’équilibre du phénomène du swing. Musique nègre occidentalisée et industrialisée, le jazz, par le biais de la danse et grâce à son nouveau public d’adolescents, acquiert une dimension nationale à partir des années 30 aux États-Unis. Et tout le monde finit par s’y intéresser. Autour de Benny Goodman, imitateurs, disciples et adaptateurs se multiplient : les frères Jimmy et Tommy Dorsey, Glen Gray et son Casa Loma Orchestra, Bob Crosby, Charlie Barnet, Red Norvo, Artie Shaw, puis Glenn Miller, Woody Herman, Gene Krupa, etc.