Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Jamaïque (suite)

Rebelles et « marrons »

La plantation esclavagiste résista à une longue série de soulèvements qui, de 1655 à 1840, mit le système à deux doigts de sa perte. En 1655, les Espagnols avaient entraîné leurs esclaves dans la lutte contre les Anglais ; après 1660, certains Noirs avaient continué à tenir la montagne. Ces quinze cents rebelles furent les premiers à mener la guerre « marron ». Le terme, anglicisé en « maroon » et francisé en « marron », vient de l’espagnol cimarrón, employé pour le bétail retourné à la sauvagerie naturelle, à la liberté.

Il ne faut pas confondre les soulèvements périodiques des esclaves sur les plantations et la lutte permanente des communautés « marrons », capables de sauvegarder leur autonomie et d’obliger, en 1739, le gouvernement à conclure avec elles un traité en quinze points reconnaissant leur liberté et la propriété de leur zone ; c’était en fait une véritable partition de l’île, les « marrons » vivant libres sur leurs réserves. En contrepartie, ceux-ci s’engageaient à ne pas donner asile aux esclaves fugitifs ; grâce à cette habileté, les planteurs désamorçaient le péril de la guerre servile, en utilisant les « marrons » contre les esclaves.


L’abolition de l’esclavage

Entre autres raisons, cette politique permet de comprendre pourquoi la Jamaïque n’a pas connu le sort de Saint-Domingue, où la colonie française fut anéantie et remplacée par la république noire. L’effacement économique de Saint-Domingue fut une bonne affaire pour la Jamaïque, et la prospérité sucrière redoubla. Mais après les guerres napoléoniennes la dépression économique frappa durement l’économie de l’île : la concurrence nouvelle de Cuba, de Porto Rico, de la Guyane anglaise, du sucre de betterave empêcha la Jamaïque de retrouver sa position. Malgré l’opposition des planteurs, qui craignaient de perdre leur main-d’œuvre servile, le Parlement britannique vota en 1833 l’abolition de l’esclavage. Que pouvaient faire les 320 000 nouveaux citoyens qui ne bénéficiaient que de cette mesure juridique ? Les planteurs n’étaient plus matériellement responsables de leur sort et espéraient les contrôler étroitement par les salaires. Leur attente fut déçue dans la mesure où un grand nombre d’anciens esclaves préférèrent se réfugier dans les montagnes et travailler illégalement des terres de la Couronne ; d’autres, aidés par les missions baptistes, parvinrent à former une classe de petits propriétaires.

Les planteurs essayèrent de lutter contre la disparition de la main-d’œuvre en important des Chinois et des Indiens, mais leurs efforts furent ruinés par la conversion de l’Angleterre au libre-échangisme : la loi sur les tarifs douaniers, qui enleva en 1846 ses privilèges au sucre de la Jamaïque, acheva de ruiner de nombreux planteurs. En cinquante ans, le nombre des plantations tomba de 500 à 70, tandis que les petits propriétaires se multipliaient.


L’économie nouvelle

Après 1870 commença une nouvelle étape avec l’introduction de la banane et l’apparition des grandes compagnies étrangères. À l’oligarchie des planteurs succéda le monopole : jusqu’en 1930, ce fut le règne de la United Fruit ; après, la banane étant éliminée par des parasitoses, le sucre rentra en scène avec la West Indies Sugar Company.

La croissance démographique (la population doubla entre 1850 et 1900), faute d’issue sur les plantations de bananiers, qui demandaient moins de travail que les plantations de canne, conduisit à l’émigration : les chantiers du canal de Panama et du chemin de fer panaméen, les plantations de la United Fruit en Amérique centrale, la canne à sucre cubaine attirèrent des milliers de Jamaïquains et, en 1924, il y en avait 100 000 aux États-Unis.


L’évolution politique

La loi d’émancipation avait voulu donner aux anciens esclaves tous les droits du citoyen, mais l’Assemblée des colons réglementa la participation politique en fonction de la possession foncière et immobilière, de manière à en exclure de fait les nouveaux citoyens. Il fallut les graves troubles de 1865 et la rébellion de Paul Bogle pour que l’Assemblée, traditionnellement opposée à Londres, votât sa propre dissolution et s’en remette à la Couronne.

En 1884, l’île cessa d’être gouvernée directement, quand le gouverneur fut flanqué d’un Conseil législatif, moitié nommé, moitié élu. Jusqu’en 1938, l’île ne sembla pas connaître de problèmes autres que démographiques et économiques.

En 1938, la Jamaïque restait entre les mains de la classe possédante blanche, qui envoyait ses enfants étudier en Angleterre ; immédiatement en dessous se trouvait une classe moyenne nombreuse, formée surtout de mulâtres, guère moins anglicisés que les Blancs. La grande majorité de la population appartenait à un prolétariat dont les racines historiques et mythiques plongeaient dans l’esclavage et les origines africaines. Petits paysans et salariés noirs formaient 80 p. 100 des Jamaïquains et ne cultivaient que le quart du sol.

Ces différences socio-économiques se retrouvent dans les domaines culturel et religieux : le « pokomania » et le « zion » sont des cultes du salut, comparables au vaudou haïtien et aux autres liturgies afro-brésiliennes et afro-cubaines. Il n’y a pas rejet ou incompréhension du christianisme « établi », mais incorporation de la transe, de la guérison et du don de « parler en langues », que l’on retrouve en de nombreuses Églises fondamentalistes.

Dans les années 1920-1930, le précurseur du nationalisme nègre, Marcus Moziah Garvey (1887-1940), ne fut pas entendu, et ce fut un Blanc, Alexander Bustamante (né en 1884), qui au cours de la décennie suivante devint le porte-parole des travailleurs noirs, fondateur du syndicalisme et premier chef populiste. Bustamante apparut comme « leader naturel » lors d’une grève d’ouvriers de la canne en 1938, première d’une série de grèves violentes qui font de cette année le début d’une ère nouvelle. À l’âge de cinquante-quatre ans, ce Jamaïquain blanc, orphelin adopté par un marin espagnol, avait tout du rédempteur, tous les dons du chef charismatique : « Je donnerai du pain à mon peuple, du pain multiplié. » L’appel fut entendu, d’autant que l’homme en imposait par sa stature et ses hauts faits ; les autorités durent le libérer pour que les travailleurs cessent la grève.