Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Jakobson (Roman) (suite)

En 1920, Jakobson se rend à Prague, où il vivra jusqu’en 1938. Tout en travaillant à des questions de métrique comparée et à une étude comparative des langues slaves, il ébauche, avec son ami N. Troubetskoï*, ce qui deviendra la phonologie structurale. En 1921, il publie une étude sur la poésie russe moderne, qui est surtout une remarquable analyse de l’œuvre de Khlebnikov. Deux années plus tard, son ouvrage Sur le vers tchèque, comparé au vers russe (1923) est une première tentative d’application des principes phonologiques à l’étude de la langue poétique. Jakobson y présente un certain nombre d’hypothèses linguistiques qui seront un apport théorique important lors des premières recherches du cercle de Prague.

Fondé en 1926, à l’initiative du linguiste tchèque Vilém Mathesius (1882-1945), le cercle linguistique de Prague regroupe, à côté des Tchèques Jan Mukařovský et Bohuslav Havránek, trois Russes, qui sont des « anciens » du cercle de Moscou : Troubetskoï, l’ethnographe Bogatyrev et Jakobson lui-même, qui en sera le vice-président jusqu’en 1938. Dès les premiers Travaux du cercle de Prague, la polyvalence des recherches sur le langage s’affirme à partir d’un lien central : la linguistique et ses nouvelles méthodes structurales. Les Thèses de Prague, publiées en 1929, dont la partie concernant les diverses fonctions du langage et ses relations avec la langue littéraire et poétique est due essentiellement à Jakobson, firent l’objet de débats importants au congrès linguistique de La Haye en 1928. Cette date marque l’orientation décisive de Jakobson vers les problèmes de linguistique générale. Néanmoins, il restera en contact avec les formalistes russes, comme en témoignent ses articles sur Maïakovski, Pouchkine, les poètes tchèques, Karel Jaromír Erben et Karel Hynek Mácha. C’est dans une étude sur la prose de Pasternak, publiée en 1935, qu’apparaissent les concepts de métaphore et de métonymie, qui seront développés ultérieurement à la fois dans le domaine de la poétique et dans ses recherches sur l’acquisition et les troubles du langage. Pendant les années 1930, Jakobson participe au développement des premières études structurales fondées sur l’idée de fonctions linguistiques hiérarchisées et sur le concept d’opposition entre éléments marqués et non marqués. Il cherche à appliquer les idées de système et de structure non seulement en synchronie, mais aussi en linguistique historique. L’analyse du sens, et plus particulièrement des « sens généraux » des catégories grammaticales, fait partie dès 1930 de ses principales préoccupations.

En 1938, après l’occupation allemande de la Tchécoslovaquie, Jakobson s’exile en Scandinavie, d’abord à Copenhague, où il entre en contact avec le cercle linguistique de Copenhague, récemment créé, puis à Oslo et à Uppsala, où il rédige Langage enfantin et aphasie, publié en 1941. Pendant cette période, il s’occupe principalement de la question des universaux phonologiques.

Obligé de s’exiler une seconde fois, il part pour les États-Unis en 1941.

Depuis 1957, il enseigne la linguistique générale et la linguistique slave à l’Institut de technologie du Massachusetts (après avoir été professeur à l’école des hautes études de New York [1942-1946], à l’université Columbia [1943-1949] et à l’université Harvard [1949-1957]). Sa présence au MIT, lieu où s’est engagée la critique des théories structuralistes américaines, est significative des points de convergence entre les conceptions structurales européennes et les premiers développements de la linguistique générative. Au cours de cette dernière période, Jakobson a principalement travaillé à l’élaboration de la théorie phonologique et à sa formalisation. Il a approfondi ses recherches relatives au langage des enfants et aux troubles de l’aphasie*, et développé ses études sur la sémantique de la grammaire. Dans le domaine du slave, ses recherches se sont poursuivies vers l’interprétation et la reconstruction de la tradition russe épique, orale et écrite, en vue de déterminer les racines indo-européennes des formes versifiées du slave. Ses plus récentes études concernent les rapports entre le langage et les autres systèmes de signes, les connexions entre la linguistique et d’autres disciplines (théorie de la communication, anthropologie, neurologie), l’histoire de la linguistique, la mythologie comparative indo-européenne, le rôle de la grammaire dans la poésie.


Principales directions de l’œuvre


Phonologie

L’importance de Jakobson s’est manifestée dans ce domaine non seulement par sa contribution à la fondation de la phonologie, en collaboration avec N. Troubetskoï, mais également par ses recherches ultérieures, qui se sont développées dans le sens d’un approfondissement des thèses de l’école de Prague : descriptions aux différents niveaux articulatoires et acoustiques des traits distinctifs, définition des phonèmes dans cette nouvelle perspective, introduction du concept de redondance, etc. Bien que controversée, l’hypothèse selon laquelle les traits distinctifs reposent sur des oppositions binaires (ex. : voisé/non-voisé) a permis de simplifier la description de la structure phonologique des langues en réduisant le nombre des traits à une série limitée d’oppositions considérée comme le « réservoir » universel dans lequel « chaque langue fait son choix ». Certains collaborateurs de Jakobson, tel Morris Halle, considèrent cette hypothèse comme propre à rendre compte, de la manière la plus scientifique, des phénomènes observés, sans préjuger des opérations effectuées par le locuteur-auditeur. Par contre, pour Jakobson, il s’agit d’une hypothèse théorique plus vaste, qui rencontre et confirme ses propres travaux dans le domaine de la psycholinguistique (v. phonologie).


Psycholinguistique

C’est lors de son séjour dans les pays Scandinaves que Jakobson commença à s’intéresser à l’application des principes de la phonologie structurale au domaine de l’acquisition du langage et des troubles du langage dans certaines formes d’aphasie. Ces études l’ont amené à considérer que, dès le passage du stade prélinguistique (babil enfantin) au « stade de la sélection des sons avec construction d’un système phonématique, on observe un ordre de succession strictement régi et universellement valide ». L’ordre d’acquisition des phonèmes apparaît lié à des distinctions phonologiques fondamentales, telles que l’opposition consonne/voyelle. La voyelle primaire /a/ (aperture large) est ensuite opposée à la voyelle /i/ (aperture étroite) ; celle-ci se diversifie à son tour en une autre opposition /i/ (non arrondie) et /u/ (arrondie), etc. Or, ces distinctions correspondent à des phénomènes observés dans les langues naturelles : lorsque le système vocalique comprend un nombre de voyelles réduit, celui-ci présente les oppositions fondamentales /a/, /i/, /u/. Par ailleurs, certaines formes d’aphasie paraissent relever d’un ordre de régression du système phonologique inverse à l’ordre d’acquisition des oppositions. Pour Jakobson, cette observation d’une correspondance entre, d’une part, l’acquisition (ou la régression) et, d’autre part, les états synchroniques et diachroniques de langues diverses vérifie les lois d’implication de type binaire par différenciations successives : ayant A, on obtient l’opposition A/B, puis, de B, on obtient l’opposition B/C, etc., jusqu’à l’acquisition totale du système phonologique de la langue considérée. En ce qui concerne l’aphasie, Jakobson a étendu son investigation phonologique aux aspects morphologiques et syntaxiques de ces troubles. Il s’est appuyé sur les concepts de métaphore et de métonymie pour caractériser les deux formes les plus importantes de l’aphasie. Le concept de métaphore est lié à la capacité de sélection des éléments du code présentant une certaine similarité en un point de la chaîne parlée. Par exemple, la substitution de gamin à petit garçon dans l’énoncé le petit garçon joue à la balle. Le concept de métonymie est lié à la capacité d’établir une certaine relation entre éléments contigus. Par exemple, la capacité de déterminer une relation d’équivalence entre gamin et petit garçon dans l’énoncé le petit garçon joue à la balle. Or, les troubles aphasiques sensoriels correspondent à une perte de la capacité de sélection lors de la réalisation des énoncés, tandis que les troubles aphasiques moteurs correspondent à une perte de la capacité de combinaison des éléments entre eux, c’est-à-dire à la réalisation d’énoncés où les relations de contiguïté disparaissent.