Ioniens (les) (suite)
Un autre Milésien, Hécatée (v. 550 av. J.-C. - v. 480), contemporain de Darios Ier, roi de Perse, fut l’un des voyageurs les mieux informés de l’époque : davantage anthropologue que philosophe, il exprime par excellence l’idée d’enquête. Ayant visité plus d’une centaine de peuples de par le monde alors connu, il a laissé deux sommes, le Tour de la Terre et les Généalogies, qui firent longtemps autorité. Y sont consignées de précieuses indications relatives aux territoires, aux climats, à l’économie, à l’organisation politique et à l’histoire des peuples qu’il a étudiés.
Héraclite d’Éphèse (première moitié du vie s. av. J.-C. - 480?), lui aussi ionien, marque cependant une rupture avec la tradition philosophique milésienne. Membre de la famille royale, mais s’étant désisté de sa fonction en faveur de son frère, il affiche un mépris sans bornes pour ses contemporains, frappant particulièrement de ses sarcasmes ses devanciers immédiats ; rien ne subsiste, chez lui, de la curiosité milésienne pour les faits d’observation, et tout son dédain s’abat sur l’enquête, l’investigation concrète. Sa pensée est d’ailleurs infiniment plus fine, et le domaine de celle-ci infiniment plus global que ceux des Milésiens.
La notion de flux occupe la place centrale dans sa réflexion. « Tout coule », « on ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve », deux phrases qui expriment sa conception de l’être. Celui-ci est tout entier mobilité, écoulement, fluidité ; mais c’est un écoulement sans changement, sans transformation de la réalité en une autre réalité. L’écoulement est cyclique, et à chaque changement correspond un changement contraire qui le neutralise. Ce mouvement perpétuel, les hommes l’ignorent, ils ne voient pas l’instabilité qui sous-tend l’apparente fixité. La nature interne, l’essence de ce qui est, c’est l’opposition des contraires. À la conception milésienne d’une coexistence « juste » et paisible des contraires, il substitue un état de conflit dynamique entre ceux-ci qui n’est autre que la loi organisationnelle de l’univers. En fait, un contraire est nécessaire à son contraire, chacun subsistant grâce à l’autre ; l’antagonisme bipolaire (froid et chaud, par exemple) est constitutif de ce qui est et lui confère son harmonie ; la contradiction est le facteur d’équilibre du cosmos. Dès lors, rendus inséparables par cet antagonisme, deux contraires deviennent identiques : bien et mal s’équivalent au sein de l’unité qui les englobe ; mieux, le contraire devient son propre contraire (le froid devient chaud et vice versa). Ceci, qui constitue le principe rationnel de toutes choses, leur loi de proportion et de mesure, leur ordre, Héraclite le nomme logos : écoulement et mobilité universels, lutte constante et identité des contraires. Harmonie de l’ensemble, de caractère divin, ce principe est simultanément une réalité matérielle, le feu. Dieu suprême, il est identique à la substance de l’univers ; tout ce qui existe en est issu et y retournera, et il se confond avec l’âme du tout. La Terre provient de la condensation extrême du feu, qui s’y dégrade et renaît incessamment. Une âme individuelle n’est pas autre chose qu’une parcelle détachée du feu cosmique, appelée à y retourner ; elle est d’autant plus forte qu’elle est plus embrasée et sèche ; lorsqu’elle devient humide, elle meurt. Le feu condensé devient humidité ; comprimé, il se transforme en eau, et l’eau gelée donne naissance à la Terre.
Surnommé « l’Obscur », Héraclite tient la nature, qui « aime le secret », pour une vaste énigme, et son mode d’expression semble s’efforcer de refléter celle-ci : la forme aphoristique, métaphorique et paradoxale, le style oraculaire caractérisent son langage. Les stoïciens furent les premiers à reconnaître une valeur à son œuvre, longtemps méconnue par ses contemporains.
J. N.
G. S. Kirk (sous la dir. de), Heraclitus, the Cosmic Fragmente (Cambridge, 1954). / A. Jeannière, la Pensée d’Héraclite d’Éphèse et la vision présocratique du monde (Aubier, 1959). / C. Ramnoux, Héraclite ou l’Homme entre les choses et les mots (Les Belles Lettres, 1959). / K. Axelos, Héraclite et la philosophie (Éd. de Minuit, 1962). / R. Mondolfo, Heracliteo (Mexico, 1966).
V. également la bibliographie de l’article Éléates.