Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

Inde (suite)

C’est certainement là que les conséquences de la colonisation furent les plus graves. Nombre d’historiens vont même jusqu’à parler d’une désindustrialisation systématique de l’Inde. Les arguments à l’appui de cette thèse d’une véritable subordination économique de l’Inde sont nombreux :
— décadence de l’artisanat (celui de luxe étant le plus touché) ;
— ruine, déjà signalée, de villes manufacturières de l’intérieur (Dacca, Nāgpur, Paṭnā, Ahmadābād), alors que les grands ports (major ports), tels Bombay et Calcutta, connaissaient un remarquable essor (l’ouverture vers la Grande-Bretagne explique ce développement révélateur de la structure coloniale de leur commerce) ;
— imposition brutale à l’Inde d’un libre-échange pour lequel elle était économiquement mal armée ;
— inversement, politique douanière frappant lourdement les marchandises indiennes entrant en Grande-Bretagne ;
— entraves nombreuses et bien tardivement levées — et ce d’une façon partielle — à une industrialisation de l’Inde par les Indiens.

Or, au contraire de l’Europe, ce déclin de l’artisanat ne fut pas le fait d’une industrialisation nationale. Les artisans ruinés n’eurent pas la possibilité d’aller travailler dans l’industrie. Cela devait déséquilibrer aussi l’agriculture. Rejetés, les artisans des villes n’eurent d’autre ressource que daller dans les campagnes. Ils accrurent ainsi la pression démographique pesant sur la terre. Donc, dans un groupe de villages du Deccan, la tenure moyenne en 1771 était de 40 acres (1 acre valant environ 52 ares) ; en 1915, elle était tombée à 7 acres. On ne peut, certes, généraliser, mais cela donne quand même une indication de tendance.

Il ne faut pas, toutefois, schématiser. La ruine de l’artisanat, notamment, doit être précisée. Deux secteurs différents sont à distinguer : l’artisanat rural (produits de consommation courante) et l’artisanat urbain (produits de luxe).

En ce qui concerne l’artisanat rural, même en déclin, il continua à jouer un rôle important dans les villages. Pour ne prendre qu’un exemple, les potiers maintinrent leurs positions, car la population était trop pauvre pour acheter des objets métalliques, et il ne s’agit pas ici d’un cas isolé.

L’effondrement de l’artisanat urbain fut, par contre, rapide et complet. Mais, ici, les causes sont diverses. Certes, la concurrence des produits industriels britanniques fut sévère. Toutefois, il semble bien que le déclin de cet artisanat commence avant la colonisation. La décadence de la vieille aristocratie traditionnelle et des souverains locaux l’avait privé dès le xviiie s. de son débouché essentiel.

Ces réserves faites, il est évident que l’action britannique, en rompant l’équilibre économique traditionnel, eut de graves conséquences sociales. Par ailleurs, les capitaux rapidement gagnés en Inde furent rapatriés en Grande-Bretagne pour y être investis. Si le pillage du Bengale n’a pas, à lui seul, financé la révolution industrielle* anglaise, il y a puissamment aidé. On n’en déplore que plus la répugnance des capitaux indiens existants à s’investir dans l’industrie. Certes, les Britanniques ne firent rien pour doter le pays d’une infrastructure industrielle moderne, mais il n’en reste pas moins que les capitaux autochtones préférèrent de beaucoup le commerce et l’usure, plus rentables et plus sûrs à leurs yeux.


Le nationalisme indien

L’exploitation économique dont le pays était victime, une certaine dialectique de la colonisation contribuèrent à sa naissance et à son développement. On ne saurait trop souligner l’importance du chemin de fer. Véritable rouleau compresseur des particularismes régionaux, il favorisa grandement une véritable prise de conscience nationale.

Dans la première moitié du xixe s., le nationalisme indien fut surtout à caractère culturel. Comme dans beaucoup de pays soumis à une domination étrangère, c’est par le biais d’une redécouverte culturelle qu’il débuta. De plus, et c’est là le trait spécifique, la culture indienne est indissociable de la religion. L’éveil de l’Inde à une nouvelle vie nationale se fit donc autant grâce à un mouvement de réforme religieuse qu’à celui de la redécouverte du patrimoine culturel de l’Inde.

Rām Mohan Roy (1772-1833) fut l’âme de ce mouvement. Nombre d’historiens le considèrent ajuste titre comme le père de l’Inde moderne. Son apport devait être, en effet, capital. Le premier, il comprit que l’opposition Orient-Occident n’était peut-être pas aussi radicale qu’on le pensait généralement. N’était-ce pas deux étapes d’une même évolution historique ? Le premier, il ressentit avec précision les « effets corrosifs » des valeurs occidentales sur la pensée hindoue. Pour la mettre mieux à même de résister, il entreprit de la purifier.

Son éducation soignée (persan, sanskrit, anglais, arabe) le prépara bien à cet effort de synthèse et de purification que fut son œuvre. Une dizaine d’années passées dans l’Administration britannique le familiarisèrent avec des valeurs qu’il condamnait jusque-là. Ayant quitté le service en 1815, il put se consacrer à l’étude des diverses religions. Partisan d’expurger l’hindouisme de certaines pratiques, il prêchait alors un retour au déisme intégral des Upaniṣad. Ses relations avec les missionnaires de Śrirampur (Serampur) lui permirent de s’initier au grec, à l’hébreu et, par eux, au christianisme. En 1828, il fonda une sorte d’Église, le Brahmo Samāj, qui se trouvait à la jonction de ses deux principales préoccupations : le social et le religieux.

Très vite, il avait rejeté le polythéisme pour tendre vers un syncrétisme largement ouvert. Cela devait lui valoir l’opposition des hindous orthodoxes et des missionnaires, qui considéraient, à juste titre, son ouverture d’esprit comme plus dangereuse que le sectarisme habituel. Certains virent dans le Brahmo Samāj un mouvement assez semblable à la réforme protestante. Il ne faut pas schématiser. Si un commun souci de simplification et de purification du culte règne dans les deux mouvements, les problèmes purement dogmatiques furent moins importants dans le mouvement indien. De plus, l’immense majorité des hindous resta fidèle à la religion traditionnelle. Cette réforme religieuse n’eut jamais une assise populaire ; elle ne fut que le fait de certaines élites.

Mais, contrairement à ce qu’on pourrait penser, pour Rām Mohan Roy, le social et le politique furent plus importants que la réforme religieuse (il ne séparait d’ailleurs pas ces domaines).