Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

Inde (suite)

Dans la plupart des villages, grâce au système jajmānī, paysans et artisans vivaient en circuit fermé. Les artisans travaillaient gratuitement pour les agriculteurs, qui, en échange, leur payaient une redevance en nature. Le système jajmānī devait, d’ailleurs, survivre à la colonisation britannique. Les impôts étant, eux aussi, payés en nature. L’Inde, dans son ensemble, n’était pas encore familiarisée avec une économie monétaire. Et pourtant, dans ce domaine, la situation était très favorable.

• Le commerce extérieur, portant sur des objets de luxe, donnait au pays une balance des comptes largement excédentaire. Ressenti dès l’Antiquité, ce phénomène ne cessa de frapper les observateurs. Au xviie s., le voyageur français François Bernier (1620-1688), qui, plusieurs années durant, séjourna à la cour d’Awrangzīb, signale ainsi que « l’or de toutes les parties du monde va s’engouffrer en Inde ». Même en faisant la part des choses, on ne peut que constater au xixe s. une détérioration des échanges dans le commerce indien. D’excédentaire, le commerce devient déficitaire ; d’exportatrice, l’Inde devient importatrice. Quelle est dans ce renversement de situation la part de la responsabilité britannique ? Pour y répondre, il faut examiner par secteurs les conséquences économiques de la colonisation anglaise.

Tout débuta par la perception de l’impôt foncier. L’East India Company en avait fait la base de sa domination. En une époque de troubles et d’incertitudes politiques, celui qui levait l’impôt n’était-il pas le véritable maître ?

En 1793, lord Cornwallis devait, à bien des égards, lancer la plus importante révolution jamais enregistrée dans la société indienne. Mû par un souci de meilleure rentabilité, il changea radicalement le mode de perception de l’impôt. Par son « Permanent Land Seulement », il faisait des zamīndār (anciens collecteurs d’impôts des Moghols) les propriétaires fonciers des villages sur lesquels ils levaient l’impôt. Les paysans, du même coup, devenaient de simples fermiers. Valable pour le Bengale, le Bihār et l’Orissa, ce nouveau système zamīndāri bouleversait les structures traditionnelles. D’un point de vue britannique, il était doublement avantageux. Pour l’Administration, il était plus facile de recevoir l’impôt de grands propriétaires que d’une multitude de petits paysans. Politiquement, le jeune « British rāj » (gouvernement britannique) trouvait ainsi en Inde un support social non négligeable pour maintenir sa domination. Le système zamīndārī ne fut, toutefois, pas exclusif. Dans le Sud, le système raiyatvārī établissait la responsabilité fiscale personnelle du paysan. Prédominant au Nord-Ouest, le système mahālvārī faisait du village, par l’intermédiaire de son conseil, ou pancāyat, l’unité fiscale de base. Les autorités fixaient la masse globale de l’impôt, et le pancāyat était chargé de répartir celui-ci entre tous les habitants. Quel que soit le système, les fonctionnaires de la Compagnie et, plus tard, du gouvernement, tous britanniques, contrôlaient l’ensemble de l’appareil.

Une autre innovation, tout aussi désastreuse pour le paysan, apparut : il fallut payer l’impôt en espèces et non plus en nature. C’était la dislocation, sans aucune compensation, de la vieille économie autarcique des villages. La nécessité de se procurer de l’argent obligea les paysans à convertir en cultures commerciales une partie de leurs cultures vivrières. L’équilibre alimentaire, qui existait tant bien que mal, se trouvait définitivement rompu. De plus, si, jusqu’au début du xixe s., l’impôt en nature était proportionnel aux récoltes, les Anglais lui substituèrent un payement fixe en argent. Les mauvaises années, la situation paysanne devenait tragique.

En dehors des questions fiscales, l’agriculture elle-même fut profondément transformée par la colonisation. Sa capitalisation par et pour les Anglais l’orienta délibérément vers des cultures spéculatives. L’Assam, Ceylan, le Kerala, pour ne citer que les cas les plus marquants, furent ainsi orientés d’une façon autoritaire vers l’économie dite « de plantations » (thé, café, hévéas...). On connaît les inconvénients de ce type d’agriculture : expropriations arbitraires des paysans pour de grandes unités de culture attribuées soit à de grands propriétaires « indigènes », soit à des fonctionnaires britanniques, civils ou militaires, à la retraite ; risques accrus de famines par la réduction consécutive des cultures vivrières ; création d’un sous-prolétariat rural misérable en la personne des travailleurs des plantations ; excessive fragilité de ce type d’agriculture, trop lié à la conjoncture mondiale, seule maîtresse des prix.

Nécessaire ou inévitable dans tous les pays en voie de développement, cette rupture brutale du vieil équilibre des campagnes fut tragique en Inde. Les famines en furent les plus spectaculaires exemples. De nombreuses régions furent touchées : Pendjab (1860, 1869, 1900), Gujerat (1833, 1900), Deccan (1825-1832-1834, 1869, 1876-1878, 1897, 1900), Orissa (1867), Bihār (1874), United Provinces (actuel Uttar Pradesh) [1832-1834, 1861, 1869, 1897]. Notons, d’ailleurs, que ces famines, conjuguées aux conséquences de la Première Guerre mondiale, expliquent que la révolution démographique de l’Inde ne soit « palpable » qu’au recensement de 1921.

Devant ce sombre tableau, l’Administration, en la personne des vice-rois, ne resta certes pas inactive. Son effort porta sur trois plans.
— On développa les voies de communication (chemins de fer et routes) pour permettre une lutte plus efficace contre les famines. Bien que répondant aussi à des impératifs stratégiques, cette action fut positive. Dans ce domaine, l’Inde occupe de nos jours encore une place de choix en Asie.
— Pour établir un minimum de sécurité agricole dans un pays soumis aux aléas de la mousson ou à l’aridité naturelle des régions du Nord-Ouest s’engagea un véritable combat pour la maîtrise hydraulique : amélioration des canaux et réservoirs existants, création de nouveaux ouvrages. Les transformations à cette époque du Pendjab et du Sind en sont autant d’exemples.
— En 1859, le « Rent Act 10 » tenta d’atténuer certaines des conséquences les plus néfastes du système instauré par lord Cornwallis. Il interdisait entre autres aux propriétaires d’augmenter arbitrairement et abusivement le montant des fermages. De ce fait, les évictions de tenanciers devenaient théoriquement plus difficiles. Cela ne supprima pas pour autant les autres inconvénients du système, comme la multiplication des intermédiaires entre le zamīndār et l’exploitant réel.

Toute cette mutation agricole fut, en plus, dramatisée par l’évolution de l’artisanat.