Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

happening (suite)

Les plus conservateurs des happenings comportent une matrice ; ils sont, disent les critiques français, institutionnalisés. Ainsi, dans The Marrying Maiden de Jackson MacLow (The Living Theatre, 1960 et 1961), on joue une pièce de théâtre, par exemple Roméo et Juliette, mais la conduite des acteurs est déterminée par des cartes tirées au hasard de trois jeux et qu’on leur fait passer des coulisses : le paquet du rythme comporte 5 cartes (de très lent à très rapide), le paquet d’intensité 5 aussi (de murmures à hurlements), mais le troisième paquet, concernant actions et attitudes, est énorme ; il comporte 1 200 cartes d’ordres, allant du surprenant (embrasser pendant trois minutes la personne la plus proche) au bouffon (se gratter dix fois l’oreille gauche), en passant, bien entendu, par l’obscène et le répugnant. Autre exemple, les Playgirls du Français Marc’O (théâtre Bobino, 1967), où la technique consiste à laisser aux acteurs le soin d’illustrer un thème, ici démystifier le phénomène yé-yé. Après un certain nombre de répétitions, l’auteur tire de ces tentatives les éléments qui en feront une structure valable encadrant le jeu libre des représentations : « Il ne faut plus écrire des pièces sur le papier, mais créer directement sur la scène, en démystifiant tout le temps. Les critiques ne comprennent généralement pas qu’il faut, de nos jours, écrire directement sur la scène » (le Soir, Bruxelles, 11 mars 1964). Cette matrice n’est pas nécessairement un texte ou une structure, car un des fondements du happening, comme celui de la musique pop* ou des diverses activités artistiques de la beat generation*, est la baudelairienne correspondance des sensations poussée à ses dernières extrémités : lumières spasmodiques et obscurité totale, bruits insoutenables, odeurs irrésistibles et même agression physique, comme jets de liquides nauséabonds ou salissants (on cite un happening de Jean-Jacques Lebel où les spectateurs sont contraints au silence parce qu’on leur colle une bande de sparadrap sur la bouche !). Dans Eat d’Allan Kaprow (joué à New York en janvier 1964), les spectateurs, après avoir payé leur place, s’engagent dans une sorte de labyrinthe où ils sont soumis à diverses sensations, agressions et épreuves, tout cela culminant, juste avant la sortie, dans l’absorption d’une pomme de terre cuite en robe des champs. La matrice, en ce cas, est donc un environnement sensoriel que l’auteur présente en ces termes : « Une œuvre conçue comme un rituel quasi eucharistique fondé sur des contrastes de symétries et d’asymétries des choses physiques, avec le dessein d’établir un rythme de réciprocité entre le stable et l’instable » (Tulane Drama Review).

Pour parvenir à identifier acteurs et spectateurs, il faut que ces derniers sortent d’eux-mêmes : on semble estimer que l’agression, sous une forme ou sous une autre, peut seule réussir à atteindre cet objectif. Si A. Artaud, avec son théâtre de la cruauté, en fut le prophète, J.-J. Lebel en est aujourd’hui le pontife avec sa devise « Apprendre à voir neuf » (le Soir, Bruxelles, 28 juill. 1966). Dans l’une de ses productions, les acteurs passent dans la salle, noyée d’effets violents de vacarme et de lueurs éblouissantes en éclairs, et jettent à la figure des spectateurs des morceaux de sucre à la volée en hurlant « L. S. D. ». Une des formes faciles de l’agression, très pratiquée, consiste à entraîner l’auditoire dans une activité illégale, par exemple l’attentat à la pudeur, qui fait du spectateur un voyeur et parfois un exhibitionniste ; c’est par une simple conjonction de fréquence que, dans l’esprit public, la notion de happening entraîne l’idée de striptease. L’illégalité, le souci d’être en marge expliquent aussi pourquoi les auteurs de happening sont souvent des révolutionnaires qui citent abondamment Herbert Marcuse et plus précisément son livre Eros et Civilisation.

Dans Meat-Joy de Carole Schneemann (joué au Centre des artistes américains de Paris le 29 mai 1964), on voit sur une piste de théâtre en rond un acteur et une actrice en collants faire des danses lascives qui évoquent de plus en plus précisément la copulation. Lorsque l’extase est censée surgir avec des attitudes plastiques renforcées par divers procédés audio-visuels, un machiniste place entre les mains du couple une poule vivante. Le pauvre volatile est alors torturé, écartelé, dépecé, et les lambeaux sanglants sont lancés à toute volée parmi les spectateurs. Ce moment marque le début de la seconde forme du happening, la plus pure selon les amateurs, car elle est sans matrice ; personne ne sait ce qui va se passer ; toute l’activité, alors, est non institutionnalisée. C’est le pandémonium : certains membres du public s’enfuient avec écœurement, d’autres restent pour crier leur indignation et en viennent aux mains avec les thuriféraires de l’art nouveau, d’autres enfin profitent du désarroi général pour essayer, avec plus ou moins de succès, de violer leurs voisines. Les organisateurs triomphent, ayant réussi à briser codes, cadres et conventions.

Il est facile de disserter savamment sur cette « symbolisation du drame du couple », d’évoquer les rapports certains avec les cérémonies d’hystérie collective pratiquées sous les noms de macumbas, de candomblés (Brésil surtout) et de culte vaudou (Antilles), de rappeler les diverses manifestations de sorcellerie et de satanisme au cours des âges, de montrer que toujours on se trouve en présence d’une sorte d’âme collective qui, détruisant l’identité, abolit par là toute distance entre les individus, etc. Anthropologie, sociologie, psychopathologie fourniront le canevas de cette critique du happening, alors que l’existentialisme (la théorie du regard et de la relation sujet-objet chez J.-P. Sartre : « Je saisis le regard d’autrui au sein même de mon acte, comme solidification et aliénation de mes possibilités » [l’Être et le Néant] ; J.-P. Sartre a d’ailleurs prononcé à Bonn, le 4 septembre 1966, une conférence dans laquelle il parla du happening en termes élogieux), le nouveau roman (et surtout Dans le labyrinthe [1959] de Robbe-Grillet [cette parenté est confirmée avec éclat dans le dernier roman paru, Projet pour une révolution à New York, 1970]), la toute dernière nouvelle vague au cinéma (par exemple le Week-End de J.-L. Godard, 1967) et le théâtre d’avant-garde (certains passages des œuvres d’Isidore Isou, de S. Beckett et de J. Genet peuvent être considérés comme des embryons d’happenings) permettront de donner au phénomène des répondants d’ordre esthétique. En outre, le caractère international de ce genre de manifestations (on en a même vu dans les pays communistes) et le fait qu’il se situe surtout dans les capitales ou les grandes villes montrent assez qu’il s’agit d’une des multiples retombées de l’explosion contemporaine de la civilisation et de la recherche, à travers des manifestations fugitives et spontanées, des attitudes originelles et fondamentales de l’homme lors de l’ « invention » de la société. J.-J. Lebel écrit : « Cet art nouveau, dans la mesure où il se veut un effort collectif de sacralisation, ira donc chercher ses structures de base dans les sociétés primitives et fut directement causé par un retour aux sources : l’art des sauvages et des fous. »