Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Amérique latine (suite)

Dépendance interne

Ces hommes échappent à la tyrannie des caciques locaux, aux vieilles contraintes des communautés rurales. Ils échappent à l’isolement des campagnes. Mais ils n’échappent pas au bidonville, à la misère, à de nouvelles contraintes, à de nouveaux caciques. Ils jouent le même rôle que la masse paysanne autrefois ; ils sont l’armée de réserve des travailleurs dans laquelle viennent puiser les entreprises industrielles.

En Amérique latine l’urbanisation progressiste est bien souvent un leurre. Dans ce nouveau milieu urbain, les vieilles structures de dépendance verticale, de clientèles, de caciquisme renaissent sous des formes nouvelles. Les classes moyennes ne sont pas mobilisées par des partis au sens moderne du mot, mais elles sont maniées par des caciques (l’équivalent du « boss » américain), que ce soit le chef politique, le leader syndical ou le patron de l’usine. Il suffit d’une adduction d’eau dans un bidonville pour que celui qui en est responsable se gagne, à peu de frais, une extraordinaire popularité. Ainsi commencent beaucoup de carrières politiques, ainsi s’explique la vie politique latino-américaine. Les partis politiques ne sont jamais des partis de classes, mais des rassemblements hétéroclites, toujours menacés d’éclatement, sans autre programme que la fidélité à une personne.


Dépendance externe

Malgré les modifications en cours, on peut penser que le changement actuel ne détruira pas les permanences profondes qui caractérisent l’Amérique latine. L’exemple mexicain est là : à l’intérieur du Mexique moderne subsistent des économies locales non intégrées au marché national. Malgré la réforme agraire, de nombreuses grandes propriétés persistent et d’autres se reforment de manière discrète, mais certaine. C’est que la structure générale n’a pas été touchée, à l’exception cubaine près, et encore n’y a-t-il pas eu substitution de domination plus que suppression ? Les grandes entreprises américaines exercent une véritable domination impériale en Amérique latine ; les grandes compagnies minières ou agricoles obtiennent la concession de véritables fiefs, qui ne vivent pas en symbiose avec le reste du pays considéré, mais comme des enclaves rattachées directement aux États-Unis, travaillant et produisant pour eux. À Toquepala, au Pérou, la mine de cuivre, exploitée à ciel ouvert, est gardée par la police privée de la compagnie étrangère, et les mineurs sont isolés du reste du monde par le désert. Dans ce cas extrême, on se rend compte du drame de l’Amérique latine, car ce qui vaut pour le pétrole vénézuélien vaut aussi pour l’étain bolivien, le café colombien ou brésilien. Tous ces pays sud-américains dépendent de l’extérieur : ils fournissent au marché extérieur exclusivement des produits primaires (miniers et agricoles), et leur sort est étroitement lié aux fluctuations des cours mondiaux, sur lesquels les États-Unis ne sont pas sans avoir d’influence.


Perspectives

Le futur risque donc de ressembler au passé ; la croissance économique continuera, reflétant fidèlement la courbe des exportations de matières premières à l’intérieur d’un système caractérisé par le dualisme économique et le sous-emploi. Un schéma qui fonctionne depuis un siècle mérite d’être pris au sérieux : l’Amérique latine, depuis un siècle, est en transition entre la tradition et la modernité, et n’arrive pas à en sortir. Cela ne signifie pas que ces pays n’aient pas essayé de diversifier leur production et d’augmenter leurs exportations au moyen de la dévaluation, de l’intégration régionale et de l’industrialisation, mais ces efforts ont été décevants, si bien que les gouvernements continuent la vieille politique d’industrialisation de substitution et du protectionnisme, ou y retournent.

Que conclure ? À l’existence de l’Amérique latine une, bien sûr. Existence qui a pour fondement un passé commun et son héritage structurel déterminant. Qui a pour base aussi une même situation de subordination, de dépendance externe, qui se manifeste par le parallélisme dans la soumission comme dans la résistance. On peut parler d’une internationale des conservateurs, comme d’une internationale castriste. Il y a une internationale de la démocratie chrétienne, tandis que semble s’esquisser une internationale des militaires. Amérique latine une, d’une part, Amérique en changement, d’autre part. Mais des changements se produisent qui ne sont pas ceux que l’on attendait. Le prestige et les valeurs des systèmes en place n’ont pas été ébranlés, et on retourne partout à un centralisme semi-autoritaire qui donne la suprématie à un État despotique. Les ruraux apportent à la ville leur acceptation de la hiérarchie et du patronage, et les ouvriers luttent pour améliorer une situation relativement bonne par rapport aux autres secteurs populaires. On a trop cru sur parole les groupes qui parlaient de progrès (armée et Église) ou de révolution (étudiants et intellectuels). Ce que ces groupes veulent, c’est que la haute société traditionnelle, avec ses valeurs et ses privilèges, soit étendue à la nation. À l’heure où les espoirs de voir « les Andes devenir la Sierra Maestra de l’Amérique latine » se dissipent, à l’heure où les communistes et les chrétiens se divisent sur le problème de la violence (entre moscovites et chinois, traditionalistes et progressistes), l’armée entre en scène, cette armée qui a mis à mort Che Guevara et le prêtre Camilo Torres. Elle est curieusement attendue aujourd’hui comme un messie collectif. Après la crise de 1929, elle avait déjà joué un rôle progressiste, au Brésil en particulier, contribuant ainsi à l’élimination des vieilles oligarchies.

De 1950 à 1968, les interventions militaires ont eu une tendance réactionnaire très nette. Mais, au Chili, l’armée a laissé Salvador Allende établir un régime de type socialiste en respectant les principes de la démocratie parlementaire (1970). Aujourd’hui, le Brésil, la Bolivie, le Pérou sont sous le régime militaire. La junte de ce dernier pays semble s’attaquer aux intérêts économiques américains et annonce sa volonté de faire une réforme agraire radicale. Est-elle sincère ou démagogique ? Les autres gouvernements militaires suivront-ils cette voie ? L’avenir le dira et on verra si l’Amérique latine sortira de l’« ornière hispanique »

J. M.