Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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géographie (suite)

La géographie théorique humaine

Si la démarche actuelle est mieux assurée, si les articulations de la discipline sont plus clairement explicitées, cela tient aux progrès de la réflexion théorique. Celle-ci se donne pour tâche d’élaborer, à partir du plus petit nombre possible de postulats et d’hypothèses, une construction logique qui permette de comprendre les processus et d’expliquer de la sorte la répartition des hommes, de leurs actions et de leurs œuvres à la surface de la Terre.

Les actions humaines résultent de décisions individuelles ou collectives. Elles modifient le milieu ou s’adaptent à lui. L’environnement tel qu’il est perçu par les individus n’est pas celui que la démarche scientifique dessine ; il est déformé par les imperfections des sens, filtré à travers les structures mentales que la société impose à chacun. Les décisions elles-mêmes sont prises souvent sans qu’on ait conscience de leurs implications spatiales : le sujet se situe dans un univers émotif, culturel et social. Il choisit, par exemple, le quartier où il va résider pour la qualité des écoles, l’amabilité des commerçants, la présence d’amis, de compatriotes, ou parce que c’est le seul endroit où existent les surfaces qu’il convoite avec les moyens dont il dispose. Il arrive également qu’il se décide à cause de l’agrément du site, de la vue ou du climat, mais, la plupart du temps, il ne s’agit pas d’un élément primordial, non plus que la distance au centre de la ville ou au lieu de travail, qui est indifférente jusqu’à un certain seuil. Ainsi donc, le géographe apprend que l’ordre qu’il lit dans l’espace n’est que la traduction imparfaite, sur le plan, d’une structure complexe qui s’inscrit dans les multiples dimensions de l’univers social et psychologique de l’individu : cela explique les difficultés de l’approche théorique.

Il ne suffit pas de connaître les éléments d’information et le contexte dans lequel la décision est prise pour comprendre celle-ci : il faut encore savoir si l’agent est rationnel, c’est-à-dire cherche à maximiser une fonction d’utilité (et laquelle), ou si, au contraire, il est prêt à se satisfaire d’un certain niveau de jouissance, au-delà duquel il renonce à tout effort.

Ce qu’on a choisi n’est pas toujours réalisable : les moyens de la société ne sont pas illimités, il faut des arbitrages entre les individus ; des mécanismes assurent les ajustements. Le plus simple de ceux-ci résulte du conditionnement de la personnalité : la société peut apprendre à désirer et à choisir ce qui est précisément conforme à l’intérêt général. Sauf pour de toutes petites cellules qui vivent en dehors du mouvement de l’histoire, une telle régulation n’est pas suffisante. L’économie politique nous apprend comment le jeu du marché et celui du revenu assurent un ajustement automatique par le moyen de feed-back ; à cela s’ajoute de plus en plus une direction globale consciente. En matière politique, les modèles élaborés sont moins subtils que ceux qui sont offerts par l’économie spatiale, mais ils sont en train de faire l’objet de recherches passionnantes, qui laissent prévoir une théorétisation plus complète : les anthropologues, Jacques Maquet par exemple, nous indiquent les voies multiples du pouvoir, les limites et les formes de son intervention.

On voit ainsi se dessiner petit à petit une théorie générale des circuits de relations sociales : les hommes échangent des biens, des services, mais aussi de l’influence, du prestige, de la considération, du pouvoir ; entre les groupes voyagent des personnes. L’ensemble de ces relations est équilibré : on paie le statut que l’on cherche à se donner en jouant le rôle que la société vous a assigné, on paie le pouvoir que l’on convoite d’un certain nombre de servitudes. Dans chaque cas où se nouent des relations, où apparaissent les solidarités, certaines dispositions spatiales apparaissent nécessaires ou utiles : la géographie théorique fait ainsi comprendre la logique profonde de l’ordre spatial.

En matière économique, on arrive assez bien à proposer des schémas complets : on part de l’étude de l’agent économique, de ses décisions ; on décrit les répartitions qui naissent du jeu des marchés ou de leurs substituts ; on découvre la nature profonde des constructions territoriales lorsqu’on s’interroge sur la circulation des revenus. En matière politique ou sociale, la tâche est moins aisée, mais on devine déjà comment sera articulée la théorie générale des ensembles territoriaux, enrichie de ce que l’étude du pouvoir et des relations sociétales apporte.


La place de l’écologie humaine

Parmi les circuits dont l’étude permet d’éclairer les répartitions humaines, certains intéressent des biens tirés de l’environnement : matières et produits alimentaires sont prélevés dans la nature. On a longtemps compris la géographie comme une écologie de l’homme : elle l’est, mais ne peut être construite à l’image de l’écologie naturelle. Les calories absorbées par les gens sont d’origine végétale directe ou indirecte. On doit connaître les chaînes alimentaires des sociétés, évaluer les pyramides écologiques dans lesquelles elles s’insèrent et préciser leur base territoriale, leur support écologique. Mais le rapport n’est pas aussi nécessaire que celui qui existe pour des sociétés animales : avec les progrès de la technologie, l’efficacité de l’insertion dans les pyramides naturelles croît (ou décroît) lorsque des pollutions apparaissent ; les techniques de transport sont perfectibles ; on utilise des supports écologiques de plus en plus lointains ; au fur et à mesure que la productivité du travail primaire, celui qui est effectué au contact de la nature, augmente, la répartition de l’humanité devient moins dépendante de celle des dotations naturelles.


La dimension historique et culturelle

La géographie humaine théorique est capable d’élaborer, à partir d’un corps relativement restreint d’hypothèses de base, une foule de schémas de répartitions, mais la plupart ne peuvent s’appliquer au monde réel. Pour que la construction soit réaliste, il importe de préciser quelles sont les valeurs acceptées par les groupes étudiés et de dire quelles sont les techniques de production dont ils disposent. La géographie culturelle complète donc l’analyse théorique et indique quels sont les caractères de chaque période. L’expérience prouve qu’un schéma d’évolution à trois étages suffit à rendre compte de la plupart des faits : en opposant les civilisations archaïques, les civilisations intermédiaires, où le dualisme des villes et des campagnes est particulièrement marqué, et les civilisations industrielles, où la plus grande partie de la population est urbanisée, on dresse un cadre dans lequel on place tous les types observables d’organisation de l’espace.