Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Genet (Jean)

Écrivain français (Paris 1910).


Genet déconcerte. Il traîne toujours derrière lui comme une odeur de scandale. Aucune de ses pièces qui n’ait suscité, à des degrés divers, lors de sa création, l’indignation des uns ou des autres. Ce poète, l’un des plus grands et des plus solitaires de ce temps, ce voleur homosexuel qu’attire le monde du crime, pour s’être vu autrefois refusé par la société, se venge au centuple en la refusant à son tour avec une éblouissante violence.

La très importante étude que lui consacra Jean-Paul Sartre dès 1952, « Saint Genet, comédien et martyr », demeure le témoignage le plus profond, le plus perspicace et sur l’homme et sur l’œuvre.

Abandonné par sa mère, Jean Genet est élevé par des paysans du Morvan. Accusé, à tort, de vol à l’âge de dix ans, il est placé dans la maison de correction de Mettray et décide de se conformer désormais à l’image qu’on a de lui : jugé voleur, il sera réellement un voleur. C’est là, estime Sartre, le choix existentiel par excellence et qui décide d’une vie. L’adolescent s’évade de Mettray et s’engage dans la Légion, d’où il déserte aussitôt. Voleur, délateur, prostitué, il erre d’un pays à l’autre, d’une prison à l’autre. C’est en prison qu’il se découvre poète. Sa première prose poétique, le Condamné à mort, est datée de Fresnes (1942). Suivront d’autres textes, admirables et d’un érotisme provocant : Notre-Dame-des-Fleurs (1944), Miracle de la rose (1946), etc.

Publié en 1949, le Journal du voleur fait connaître Genet au moment même où il déclarait : « [...] J’ai fini. Par l’écriture j’ai obtenu ce que je cherchais. » Il avait déjà écrit à cette date deux pièces de théâtre en un acte : Haute Surveillance, qui met en scène trois criminels dans leur cellule ; les Bonnes, où nous retrouvons un trio semblable, mais dans la « cellule » d’un salon bourgeois. Cette dernière pièce, que Louis Jouvet lui avait commandée, fait scandale en 1947 au théâtre de l’Athénée. Elle a été reprise depuis par nombre de metteurs en scène. C’est seulement en 1956, et en grande partie grâce à Sartre, que Genet se remet au théâtre et donne successivement trois grandes pièces qui lui vaudront une audience mondiale : le Balcon, les Nègres, les Paravents.

Haute Surveillance et les Bonnes contiennent déjà la plupart des thèmes obsessionnels que les grandes pièces développeront plus tard : le théâtre dans le théâtre, le goût du cérémonial et de la profanation, la fascination de la mort. Les protagonistes en sont des proscrits (comme Genet lui-même). Détenus, domestiques, putains, Noirs ou Arabes, ce sont toujours des parias qui ont la parole dans ce théâtre. Et de toutes les pièces on peut dire ce que Genet déclare à propos du Balcon : « C’est la glorification de l’Image et du Reflet. »

Dans une riche chambre à coucher, une dame se fait habiller par sa bonne ; ainsi commencent les Bonnes, mais, attention !, ce n’est qu’un jeu : la dame n’est, elle aussi, qu’une bonne qui joue à être Madame. Quand la vraie Madame viendra, on tentera, en vain, de l’empoisonner, mais, elle partie, on lui volera sa mort (comme on lui a volé ses robes et son langage) en avalant, sous le déguisement de Madame, le poison qui lui était destiné. Inspirée d’un fait divers célèbre dans les années 20 (le sauvage assassinat d’une grande bourgeoise par ses bonnes, les sœurs Papin), la pièce prend ses distances avec la réalité, en reste au simulacre, à ces dangereux délires où la parole est reine.

Même situation, plus grinçante, plus parodique encore, dès le début du Balcon, puisque l’Évêque, plus grand que nature, en train de confesser une jolie pénitente dans une luxueuse sacristie, est en réalité un employé du gaz et que toute la scène a lieu dans l’un des salons du bordel de Mme Irma. D’autres cérémonies, où apparaissent un faux Général et un faux Juge, se poursuivront dans ce temple sacré de l’imaginaire, dans ce palais des miroirs et des illusions qu’est la maison close du Grand Balcon, tandis qu’à l’extérieur la révolution fait rage. Mais la révolution sera matée : pensionnaires et clients du bordel s’affublent en effet des habits de la Reine et des puissants de la Cour morts au cours des émeutes, de façon que restent intacts les symboles de l’ancien pouvoir. Quant au chef des révolutionnaires, déguisé en Chef de la police, il se châtre, émasculant par procuration celui dont il porte l’uniforme et se punissant lui-même de son échec. Jamais aucun des personnages ne parvient ici à saisir le réel : les miroirs répondent aux miroirs, au cœur d’un énorme rêve où rien n’est consommé. Créée à Londres en 1957, la pièce ne vit le jour à Paris qu’en 1960, dans une mise en scène de Peter Brook.

C’est à partir d’un film, les Maîtres-fous, reportage ethnographique de Jean Rouch sur les Noirs du Ghāna, que Genet conçut les Nègres, la pièce qui le consacra définitivement à Paris. Elle y fut montée, remarquablement, par la troupe noire des Griots sous la direction de Roger Blin. Là encore, c’est le théâtre dans le théâtre : face à nous, spectateurs blancs, des comédiens noirs jouent à être tels que les Blancs les voient et les ont faits. Mais la troupe se dédouble : certains Noirs incarnent sur scène le monde des Blancs, symbolisé par les figures caricaturales de la Reine, de l’Évêque, du Juge, du Général, ceux-là mêmes qui officient aussi dans le Balcon. On se donne mutuellement la comédie de la haine, de la honte, de la culpabilité, de la punition. Dehors, un vrai meurtre a lieu, dont les échos font se consumer la cérémonie. À travers cette « clownerie », cette « tragédie de la réprobation » (les termes sont de Genet), c’est non seulement la condition du Noir qui est en cause, mais celle de l’homme, séparé du réel, tournant en rond dans la prison des apparences et du mythe.

Côtoyant de bien plus près l’actualité politique, les Paravents mettent en scène sur quatre étages d’irréel la guerre d’Algérie. La violence satirique avec laquelle y sont fustigés les colons et les légionnaires français empêcha longtemps la pièce d’être montée en France. Créée en 1961 à Berlin-Ouest, elle dut attendre 1966 pour s’installer au Théâtre de France, dans une mise en scène de Roger Blin, où l’accueillirent de violentes manifestations de l’extrême droite, qui ne parvinrent cependant pas à la faire interdire. En réalité, s’il est vrai que colons et militaires, ubuesques, sont cruellement dépeints dans leur bouffonne fatuité, s’il est vrai aussi que l’on ne peut douter des sympathies de Genet pour les opprimés et les révoltés, la pièce n’en est pas moins, comme toujours, un immense rêve éveillé (et non un outil de propagande politique) où règnent en maîtres, dans un décor de paravents mobiles, les fastes de l’imaginaire et du langage.