Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Frisch (Max) (suite)

Le héros de Homo faber, le roman suivant de Frisch, est lui aussi un voyageur, mais en tant que fonctionnaire de l’Unesco. Ce technicien, cet ingénieur, symbole de l’homme moderne, a entrepris de raconter sa vie d’une façon scientifique, dans le style sec du rapport. Une vie qui n’aurait dû poser aucun problème insoluble à cet esprit réaliste. Mais c’est à lui précisément qu’arrive la plus tragique, la plus étrange des aventures : en voyage, il rencontre sa propre fille, dont il ignore l’identité, et en tombe amoureux. Amour réciproque, brutalement interrompu par la mort accidentelle de la jeune fille. Menacé par un cancer inguérissable, au terme de sa vie ratée, Faber s’interroge sur son dramatique échec. Son erreur, c’est d’avoir cru que la technique lui permettrait d’« aménager le monde et la vie de manière à ne plus avoir à en faire l’expérience ». Le technicien, l’homme moderne, est impuissant à affronter la vie, il ne sait pas lui donner forme, il ne sait que la réduire en chiffres et en rapports.

Comment s’incarne l’expérience d’une vie ? Telle est aussi la hantise qui possède le narrateur du dernier roman de Frisch : le Désert des miroirs. Ce narrateur se cherche un héros ou une biographie : « Un homme, écrit-il, a fait une expérience, maintenant il cherche l’histoire qui lui convient... Il m’est arrivé de m’imaginer qu’un autre possède exactement l’histoire de mon expérience. » Cette « expérience », est-ce Enderlin, le docteur ès lettres de Zurich récemment nommé à Harvard, qui pourra en vivre l’« histoire » ? Ou ne serait-ce pas plutôt Gantenbein, le faux aveugle ? Le narrateur pousse très loin la double hypothèse, se prenant tellement à son jeu par moments que, dans le reflet des miroirs, il est devenu impossible de discerner le vrai de l’imaginaire. « Tout homme, dit-il, s’invente tôt ou tard une histoire qu’il prend pour sa vie. » Afin de cerner le problème de plus près, et à cause de ses vertus dramatiques, Frisch a choisi de le porter à la scène dans sa dernière pièce, Biographie : un jeu. Quels choix déterminent la trame d’une vie ? Telle vie pouvait-elle se dérouler autrement ? S’il nous était possible de tout recommencer, les mêmes événements se reproduiraient-ils, les mêmes échecs ? Telles sont les questions qui se posent au professeur Kürmann, à qui est offerte la possibilité de revenir en arrière sur les choix qui ont orienté sa vie, de modifier son comportement passé, bref d’expérimenter une autre biographie. En fait, Kürmann ne parvient à rien modifier d’essentiel dans son passé, et, s’il se tourne vers l’avenir, c’est sa mort prochaine qui lui apparaît. Car, quels que soient les hasards et les variantes que la vie jusqu’au bout peut nous proposer, le seul événement qui ne varie jamais, c’est la mort. Dans ce jeu amer et comique, Frisch ne prend pas parti ; ce qui lui importe, c’est que le spectateur prenne conscience grâce au théâtre de ses propres déterminations. Ce « théâtre de la conscience » (dont le dramaturge allemand Martin Walser est aussi l’un des porte-parole) est l’opposé du théâtre documentaire. Abstraction et idéologie en sont absentes. Seul compte l’individu et ses contradictions. Mais cet individu se trouve sans cesse confronté avec l’histoire, sous sa forme la plus concrète, la plus quotidienne. Les meilleures pièces de Max Frisch posent en fait, à travers l’épreuve d’un drame humain et personnel, un problème politique.

Sa pièce la plus connue en France, et la plus jouée, Monsieur Bonhomme et les incendiaires, nous montre le comportement d’un petit-bourgeois rassis, soucieux de son confort et qui proclame volontiers ses idéaux humanitaires. Or, de mystérieux incendiaires rôdent dans sa ville et viennent s’installer jusque dans sa maison. Par attentisme, par peur, M. Bonhomme nie l’évidence du danger. De concession en concession, il en vient à pactiser avec les ennemis qu’il a admis dans la place et qui finiront par mettre le feu à sa maison avec ses propres allumettes. On aura reconnu sous les visages hilares, cruels et frustes des incendiaires ces mêmes nazis qui brûlèrent le Reichstag et à qui la petite bourgeoisie allemande, volontairement aveuglée, ne sut pas, ne voulut pas fermer sa porte.

Andorra pose, en termes sartriens, la question de l’antisémitisme. Tout le monde, dans le petit pays d’Andorra, prend le jeune Andri pour un juif, et lui-même se croit juif. Lorsque les hordes du pays voisin menacent Andorra, la population commence aussitôt à persécuter le juif Andri, tant et si bien qu’il finit par ressembler à l’idée que ses concitoyens se font du juif (toujours l’histoire de l’« image taillée »). Après d’emphatiques discours patriotiques, les Andorriens se rendent à l’ennemi sans se battre et livrent Andri, leur bouc émissaire, à une mort atroce. Or, Andri n’est pas juif en réalité, son père le proclame. Mais cette révélation tardive est désormais inutile : les Andorriens se sont façonné leur juif et ils se sont déchargés sur lui de leur culpabilité. « Toute image que l’on se fait de son prochain, écrit Frisch, prive l’Autre de sa liberté, en fait une victime ; à la limite, elle le tue. Le four crématoire est un aboutissement de la peur de l’Autre, de la haine de l’Autre... »

Le Comte Öderland, autre parabole politique, présente sous une forme baroque et onirique le problème de la liberté et du pouvoir : « Celui qui pour être libre renverse le pouvoir n’assume pas la liberté, mais le pouvoir », affirme l’un des personnages. Sur un thème semblable, c’est l’explosion d’Hiroshima qui inspira à Frisch la Grande Muraille, farce où est mise en cause la responsabilité de l’intellectuel face à un pouvoir capable à tout instant de faire sauter la planète.

On a pu qualifier Max Frisch de « poète de la peur », et il s’est comparé lui-même à ces préhistoriques qui peignaient les démons sur les parois de leur caverne afin de les exorciser. Que la peinture soit volontiers comique n’enlève rien, bien au contraire, à sa virulence, et le meilleur antidote de la peur n’est-il pas le rire ? Les angoisses qui habitent Max Frisch sont celles mêmes de notre temps. Il s’est gardé de leur chercher des solutions toutes faites, ayant repris à son compte la belle formule d’Ibsen : « Mon rôle est d’interroger, non de répondre. »