Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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France (suite)

Constantes nationales

Il est trop facile de considérer qu’un antagonisme fondamental, souvent illusoire et toujours schématique, tel celui qu’on a voulu voir entre classicisme et romantisme, suffit à expliquer ces « révolutions permanentes » qu’a connues la France littéraire. Au Moyen Âge et pendant la Renaissance, ni l’un ni l’autre n’existaient. Quand ils apparurent, ils ne furent jamais seuls ni tels qu’aujourd’hui il est possible de les caractériser. On l’a dit, l’imbrication des tendances et les multiples aspects de leurs manifestations constituent cette réalité littéraire elle-même dont on cherche les dominantes nationales. Il convient donc de diriger l’analyse non du côté des mouvements, mais du côté de l’expression qu’ils donnent au mythe qui leur est commun.

À ce sujet, Paul Valéry écrit : « Le style sec traverse le temps comme une momie incorruptible, cependant que les autres, gonflés de graisse et subornés d’imageries, pourrissent en leurs bijoux ; on retire quelques diadèmes et bagues de leurs tombes. » Imagine-t-on un critique allemand ou russe, anglais ou espagnol, scandinave ou italien écrivant cela ? Non, une telle sentence ne peut être applicable qu’à la seule littérature française. Elle supprime les oppositions de mouvements pour ne plus juger les œuvres que selon la sobriété ou la boursouflure du style qu’elles emploient et place l’efficacité du côté de la sobriété. Cette idée que le style sec est la marque d’une incontestable supériorité vient du fait que les plus belles réussites de la langue française sont des morceaux de prose abstraite. Cette tendance au style est celle de la littérature française elle-même et tout entière. Le style, c’est la pure langue française, langue de culture, évidente et simple. Le style sec, c’est le français considéré comme une langue morte. Il y a donc bien à l’intérieur de cette langue française quelque chose qui est une langue morte, et cela vient de l’universalisation du français du xviiie s. et donc de son impersonnalisation. On peut dire, avec Thierry Maulnier, que la patrie de la littérature française, c’est moins la France que la littérature. Une littérature d’hommes de lettres plus que d’écrivains. La preuve a contrario que la littérature française est plus le style que la pensée est apportée par Victor Hugo : « Sachez que sans style il n’y a pas de littérature. Balzac est un merveilleux romancier, mais il ne vivra qu’un temps, parce qu’il n’a pas de style. Le Candide de Voltaire vivra toujours parce que le style en est superbe, quoique de la plus grande simplicité. Monsieur Stendhal, quand j’essaie de le lire, m’écorche les yeux et le cerveau, comme le bruit d’une crécelle m’écorche les oreilles. » Et Balzac a couru toute sa vie après le style, partageant ainsi le jugement de Hugo ! Stendhal, qui ne voulait pas avoir de style, serait enchanté d’avoir pu « écorcher les yeux et le cerveau » de Monsieur Hugo ! Mais ces deux auteurs vivent plus que jamais et vivront sans doute longtemps encore, administrant ainsi la preuve que la survie des œuvres ne tient pas qu’au style. En revanche, le xviiie s., qui a fait de la « formule » le nec plus ultra de la littérature, ne se lit plus guère qu’en anthologies. Cependant, une si constante affirmation, au point que l’on finit par légiférer à partir du penchant général, ne peut être entièrement gratuite. De fait, il ne manque pas d’exemples pour attester que la littérature française est une littérature de style : dès le Moyen Âge, les cours seigneuriales accueillent les clercs dont l’Église n’a pas besoin et qui s’adonnent à la littérature. Et l’art du bien-dire des « grands rhétoriqueurs » est l’aboutissement de tous les principes littéraires du Moyen Âge. Il est celui qui appelle le moins le commentaire, qui se sert de la langue la plus simple et la plus directe. L’« élégant badinage » de Clément Marot, art d’agrément par excellence, est à l’origine de ce « ton » si « français », délicat et ironique, gracieux et mondain, qui est celui d’Andréa de Nerciat (1739-1800) et de Dominique Vivant Denon (1747-1825), celui de toute la vague épistolière des xviie et xviiie s., celui aussi de Montaigne, qui reste « homme de conversation », même et surtout quand il parle de la mort. Montaigne est l’écrivain de la digression, de la fantaisie, du coq-à-l’âne, tout comme Voltaire : ce sont gens qui aiment à écrire. En France, la littérature est un passe-temps des plus agréables, qui élève la complaisance à soi au niveau du tour d’esprit. Être homme, pour Montaigne, c’est être ceci à telle page et ne plus l’être à telle autre. Il faut souligner ces contradictions qui font la vérité ; les résoudre, c’est truquer la réalité. « Je ne peins pas l’être, écrit Montaigne, je peins le passage, non d’un âge à un autre, mais de jour en jour, de minute en minute. » Voilà pourquoi le style est au premier plan de la littérature française : il sert admirablement l’analyse psychologique prônée par cette profession de foi dont l’écho se répercute jusqu’à Gide, il permet de fixer l’extrême variété des sentiments, il jalonne cette « carte de tendre » qu’est la littérature française, littérature d’analyse psychologique plus que de profondeur existentielle, littérature dont la plupart des héros n’ont, riches ou oisifs, rien d’autre à faire que de se préoccuper d’eux-mêmes. Ce sont les femmes qui ont orchestré ce penchant : Christine de Pisan (v. 1364 - apr. 1430) en a donné le coup d’envoi en suscitant, à propos de la méchanceté du roman courtois contre les femmes, la première querelle de l’histoire de la France littéraire ; Marguerite de Navarre reprend et thématise cette critique, et Madeleine de Scudéry (1607-1701) en assure la diffusion dans toute l’Europe ; mais c’est l’Astrée qui est le meilleur représentant de cette inclination ; la moindre péripétie, en effet, y est prétexte à d’interminables développements moraux. De Mme de La Fayette à Colette en passant par l’hôtel de Rambouillet, les moralistes, Laclos, Benjamin Constant et Raymond Radiguet, c’est tout le « génie » de la littérature française qui passe par ce chemin orné de roses, génie qui est plutôt du talent exacerbé. En veut-on une meilleure preuve ? C’est que « le français n’a pas la tête épique » : la Franciade de Ronsard et la Henriade de Voltaire ont été des échecs retentissants. L’épopée, il faut aller la chercher dans quelques dizaines de vers hugoliens. La littérature française est une littérature de petites pièces.