Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Faust (suite)

Le Volksbuch de Spies, remanié, complété, traduit, répand la légende en Europe. Elle était arrivée très tôt en Angleterre, où elle est transfigurée par la rencontre de Faust avec Christopher Marlowe. La pièce de Marlowe, dont le texte a été fâcheusement altéré, a dû être composée aux environs de 1589 ; la première représentation attestée est de 1594. L’élisabéthain s’est retrouvé dans Faust ; avec lui, la sévérité luthérienne fait place à cet individualisme audacieux qui est une composante du mythe : homosexuel, athée et enclin au blasphème, ambitieux et savant, Marlowe crée un Faust sceptique et irréligieux. Le monologue initial, où Faust juge les sciences, sonde leur profondeur et s’impatiente de leurs limites, transforme la légende du sorcier en drame de la connaissance ; le recours à la magie étant justifié par l’espoir de l’omnipotence, la légende devient le drame du surhomme, la tragédie des limites. The Tragical History of Doctor Faustus raconte le pacte avec Méphistophélès, que Marlowe rend moins démoniaque et qu’il montre même accessible à quelque remords, les voyages de Faust à travers l’Europe, jusqu’à Rome, et, en des vers admirables, l’évocation d’Hélène ; puis Faust, qui se repent en vain, est entraîné par les démons.

Aux xviie et xviiie s., l’histoire de Faust, comme celle de Don Juan, fait les délices du théâtre forain, de la Haupt- und Staatsaktion, puis du théâtre de marionnettes (le Puppenspiel). Ces pièces dérivent de celles de Marlowe et font la part belle aux clowneries anglaises ainsi qu’au spectacle à l’italienne, avec musique et feux d’artifice. Les comédiens anglais n’ont d’ailleurs pas dédaigné la Vie et la mort du docteur Faustus, qu’en 1684 l’acteur William Mountfort met en farce, avec Arlequin et Scaramouche. Il conviendrait aussi de signaler ce beau témoignage de la vitalité de la légende qu’est le portrait de Faust dans son cabinet par Rembrandt. Un autre témoignage est fourni par le comte Antoine Hamilton, Irlandais qui écrivait en français et qui, vers 1700, s’est amusé à un conte satirique, l’Enchanteur Faustus : devant la reine Elisabeth, dont la vanité féminine fait le comique du récit, l’enchanteur évoque les beautés les plus fameuses, en tête desquelles vient Hélène de Troie. C’est Lessing qui, de nouveau, va prendre Faust au sérieux, heureux de montrer que les légendes indigènes et le théâtre populaire allemand recèlent plus de ressources que la tragédie française. Un fragment, inséré dans la XVIIe Lettre sur la littérature, tout en s’inspirant du drame forain, dépeint un Faust rationaliste et moraliste, digne de l’Aufklärung. Lessing a songé aussi à une pièce sans diablerie, une « comédie sérieuse » dans le genre du Marchand de Londres. Le Faust de Lessing ne sera pas damné : l’ambition du savoir est légitime. Le Johann Faust du dramaturge viennois Paul Weidmann (1744-1801) est, lui aussi, sauvé par l’archange Ithuriel, qui le protège de Méphistophélès ; l’épouse de ce Faust bourgeois s’appelle Hélène, et c’est à sa passion conjugale qu’on doit le peu de drame qui anime la pièce. À l’opposé, avec le Sturm und Drang, Faust prend des dimensions titaniques. C’est un révolté aux ambitions surhumaines que le peintre Friedrich Müller (1749-1825) a voulu camper, en 1778, dans son Fausts Leben dramatisiert ; plus tard, converti au catholicisme, Maler Müller promettra le salut à Faust : dans le Faust romain de 1808, la pure Lenchen, qui a été séduite et abandonnée par Faust, intercède pour lui au ciel, avec la Vierge Marie. Plus vigoureux est le roman de F. M. Klinger, Fausts Leben, Taten und Höllenfahrt (1791), qu’il faudrait ranger dans la zone d’influence de J.-J. Rousseau. Faust, inventeur de l’imprimerie, par confusion avec Fust, est un génie malheureux, à la sensibilité trop ardente, à l’imagination fougueuse, qui se révolte contre l’ordre établi ; c’est la société, qu’il apprend à connaître en compagnie de Méphistophélès, qui l’a corrompu, lui bon et pur à l’origine, et condamné à l’éternel supplice de la solitude et du doute. En infusant tour à tour à la vieille légende leur idéologie propre, l’Aufklärung et le Sturm und Drang préparaient le traitement symbolique qui permettra à Goethe de faire de la légende de Faust un mythe philosophique et, peut-être, le mythe philosophique par excellence — die absolute philosophische Tragödie, selon Hegel (Leçons d’esthétique, 3e partie).

Faust a occupé Goethe* sa vie durant. Le Faust primitif, l’Urfaust, remonte à 1773 ; publié en 1887, il est imprégné par l’angoisse de la jeunesse. Goethe fait paraître en 1790 Faust, ein Fragment, puis en 1808 Faust, eine Tragödie, qui reprend les versions antérieures, en les corrigeant dans le sens de l’espoir. L’Urfaust s’achevait sur la condamnation de Marguerite ; maintenant, au sarcasme de Méphisto : Sie ist gerichtet (« Elle est jugée »), réplique la voix céleste qui proclame : Ist gerettet ! (« Elle est sauvée ! »). Avec cet épisode de Marguerite, séduite, abandonnée, infanticide, expiant dans l’égarement et le repentir, le drame philosophique s’humanise ; Faust, comme Goethe lui-même, est un être complexe, que la multiplicité de ses contradictions vouait à la synthèse sublime. Contemplatif attiré par l’action, savant austère captivé par la jeunesse et l’amour, aspirant à la mort et sans cesse reconquis par la vie, il demande tour à tour à un Méphistophélès un peu dépassé de satisfaire le Wissensdrang (aspiration au savoir), le Schaffensdrang (ambition de créer) et le Lebensdrang (appétit de vivre), qui font l’homme intégral ; Marguerite y ajoute le malheur et la faute, avec le don unique de la pureté première. Cette vision de Faust, image de l’humanité en quête, nourrit le vaste drame symbolique du second Faust, auquel Goethe a travaillé depuis longtemps et qui est le chef-d’œuvre de sa vieillesse — mis au net pour son quatre-vingt-deuxième anniversaire, le 28 août 1831. Cette œuvre de la vieillesse est celle de la synthèse et de la sérénité. Régénéré par la nature, Faust connaîtra désormais une existence chargée d’actions et d’oeuvres, une vie politique, que la quête d’Hélène, évoquée des Enfers après la descente auprès des Mères primitives, transforme en conquête de la Beauté et qui s’achève par les grandes entreprises du magicien devenu ingénieur, colonisant, transformant et fécondant la nature. Ayant ainsi vécu d’une vie complète, Faust meurt dans le salut apporté par l’Éternel féminin (das ewig Weibliche), qu’incarnent Marguerite, Hélène et la Vierge Marie, et qui correspond à la Sophia des gnostiques et du philosophe inconnu Louis Claude de Saint-Martin (1743-1803). Cette influence et celle de Jakob Böhme sont sensibles dans ce drame immense, où il faudrait encore étudier les symbolismes de l’Homunculus et d’Euphorion, le fils de Faust et d’Hélène. Le mythe est tout entier animé par cet énergique mouvement de conquête de la lumière, qui est comme l’âme même de Goethe.