Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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fantastique (le) (suite)

Il importe de distinguer le fantastique du merveilleux que l’on trouve dans les Mille et Une Nuits, dans les romans de la Table ronde et dans les contes de Perrault, de Grimm et de Musäus. « Le fantastique ne se confond pas avec l’affabulation conventionnelle des récits mythologiques ou des féeries qui implique un dépaysement de l’esprit. Il se caractérise au contraire par une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle ; il est lié généralement aux états morbides de la conscience qui, dans les phénomènes de cauchemar ou de délire, projette devant elle des images de ses angoisses et de ses terreurs » (P. G. Castex). Le fantastique entre par effraction dans notre monde familier, habituel, rassurant, où il produit comme une déchirure par où pénètrent l’inquiétant et le terrible. « Le conte de fées, dit Roger Caillois, se passe dans un monde où l’enchantement va de soi et où la magie est de règle [...]. Au contraire, dans le fantastique le surnaturel apparaît comme une rupture de la cohérence universelle. Le prodige y devient une agression interdite, menaçante, qui brise la stabilité d’un monde dont les lois étaient jusqu’alors tenues pour rigoureuses et immuables. Il est l’impossible, survenant à l’improviste dans un monde d’où l’impossible est banni par définition. » La distinction avec le bizarre, l’étrange, l’extraordinaire, l’insolite a des frontières moins nettes. « La connaissance du fantastique et de l’étrange, dit Louis Vax, est vouée à se chercher, à se perdre et à se retrouver dans l’entre-deux qui sépare l’a priori de l’essence de l’a posteriori des œuvres. Ce mouvement de va-et-vient entre la fixité du concept et le scintillement des phénomènes, c’est la vie même du savoir. »

Pour Howard Phillips Lovecraft, qui a poussé à l’extrême les principes de ses maîtres Edgar Poe* et Arthur Machen, le ressort principal du fantastique est la terreur, avec laquelle il vit en état d’osmose : « Nous devons juger le conte fantastique non pas tant sur les intentions de l’auteur et les mécanismes de l’intrigue, mais en fonction de l’intensité émotionnelle qu’il provoque... Un conte est fantastique tout simplement si le lecteur ressent profondément un sentiment de crainte et de terreur, la présence de mondes et de puissances insolites. »

Se fondant sur le structuralisme et la sémantique, Tzvetan Todorov récuse toutes ces explications. Pour lui, le fantastique n’existe qu’en tant que genre littéraire, ce n’est pas une substance. Le fantastique ne durerait que le temps où le lecteur hésite entre l’explication rationnelle et la surnaturelle. « Le concept de fantastique se définit par rapport à ceux de réel et d’imaginaire. Ou bien le diable est une illusion, un être imaginaire ; ou bien il existe réellement, tout comme les autres êtres vivants, avec cette réserve qu’on le rencontre rarement. Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu’on choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles face à un événement en apparence surnaturel. » T. Todorov illustre sa thèse par le Diable amoureux et le Manuscrit trouvé à Saragosse, qui se prêtent bien à la démonstration. Mais si l’on réduit le fantastique à l’hésitation, la majeure partie de l’œuvre de Hoffmann et de Poe se trouve rejetée. Ce sont pourtant ces derniers qui sont tenus pour les auteurs fantastiques par excellence.

En revanche, si l’on donne à la notion son extension la plus vaste, on rangera dans la littérature fantastique l’Odyssée, l’Énéide, la Divine Comédie, Don Quichotte et les deux Faust, presque toutes les œuvres des romantiques allemands. Si elles ont pu créer des mythes et conserver une fraîcheur qui défie les siècles, c’est grâce à cet élixir de longue vie dont la poésie du fantastique les anime. Valéry le constate avec surprise et avec amertume : « Certains croient que la durée des œuvres tient à leur « humanité ». Ils s’efforcent d’être vrais. Mais quelle plus longue durée que celle des œuvres fantastiques ? Le faux et le merveilleux sont plus humains que l’homme vrai. » C’est que l’humain est un domaine plus vaste, plus mystérieux que ne le conçoit le réalisme. Les écrivains de jadis, que ne paralysaient pas des scrupules positivistes, faisaient appel à toutes les puissances qui s’exercent sur l’homme, y compris à celles qui excèdent la raison. La littérature fantastique déborde infiniment le « genre » créé au xixe s. ; si l’on peut assigner à celui-ci certaines limites, il faut se contenter pour celle-là d’une définition assez étendue pour comprendre à la fois Princesse Brambilla, Frankenstein, Dracula et les spéculations intellectuelles et métaphysiques de J. L. Borges*. Disons que le fantastique concerne ce qui se cache aussi bien dans notre inconscient que dans des mondes inconnus, et que tout ce qui se tient derrière les apparences ressortit à son domaine. Léonard de Vinci inscrit ces deux seuls mots dans l’un de ses Carnets : « Peur et désir », désignant par avance les principes essentiels de cette littérature fantastique qui est avant tout poésie, qu’on ne peut séparer de la poésie.

« L’irruption des forces maléfiques dans l’univers domestiqué qui les exclut produit un nouveau merveilleux qui est tout entier sous le signe de l’autre monde : pactes avec le démon, vengeances de défunts, vampires altérés de sang frais, statues, mannequins ou automates qui soudain s’animent et sévissent parmi les vivants. Ces êtres maudits hantent la mort et le noir, la face d’ombre des choses. Ce sont essentiellement des apparitions », dit Roger Caillois. Cela nous invite à énumérer quelques-uns des thèmes principaux du fantastique.

• L’apparition de la mort. Au cours d’une fête, d’un bal, la mort généralement travestie glace la gaieté et désigne ses victimes (le Masque de la mort rouge, d’Edgar Poe). Elle apparaît dans la rue, mais sa taille exceptionnelle la désigne au regard (la Grande Femme, de Pedro de Alarcón). Elle attend aussi sa victime dans le lieu même où celle-ci se réfugie et se croit en sûreté comme dans le célèbre épisode des Mille et Une Nuits (« la Mort à Samarkand »). Elle se manifeste aussi par des rêves annonciateurs, par des signes, par des objets soudain revêtus d’une signification singulière (l’Intersigne, de Villiers de L’Isle-Adam* ; la Dame de pique, de Pouchkine*). Le document ethnographique d’Anatole Le Braz la Légende de la mort en Basse-Bretagne (1893) constitue un répertoire de toutes les superstitions concernant les morts, le sort de l’âme, les revenants, les conjurations et l’enfer.