Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

espace géographique (suite)

L’observation montre que le visage de la Terre est souvent constant sur une certaine étendue : elle souligne l’existence d’unités dans le paysage qui ne sont pas sans ressembler aux unités régionales que recherchent les partisans de l’approche traditionnelle : la ressemblance est profonde entre ceux qui font de la géographie une science du paysage et ceux qui y voient l’étude de la différenciation de l’écorce terrestre. Les premiers vont simplement plus loin dans la logique du raisonnement et font apparaître d’autant mieux les faiblesses inhérentes à toutes les conceptions qui réduisent l’espace géographique à une mosaïque d’éléments dont les propriétés géométriques sont systématiquement négligées.

Pour qui met le paysage au premier plan, les unités régionales ne sont plus dessinées qu’en fonction de caractères physionomiques. Tout ce qui ne se traduit pas par des aménagements ou des signes est négligé. N’est-ce pas logique pour qui veut saisir l’essence même de la différenciation régionale de l’écorce terrestre ? Du même coup, il devient impossible d’expliquer les répartitions observées : il faudrait aller au-delà des apparences, dépasser le paysage, ce que l’on refuse. Si la géographie n’a d’autre fin que de mettre en évidence la mosaïque concrète dans laquelle nous nous trouvons, à travers laquelle nous nous déplaçons, il est légitime qu’elle renonce à ce qui ne se traduit pas de manière sensible. Faire une science des paysages, n’est-ce pas accepter de concentrer tous ses efforts sur la différenciation de l’écorce terrestre, en négligeant les forces qui relient les unités distinguées et qui imposent une certaine régularité à l’organisation de l’espace ? N’est-ce pas aller jusqu’au bout de l’approche impressionniste qui est si souvent présente chez les tenants de la conception classique, celle de Kant, ou celle de Hettner ?

On voit mieux ainsi l’ambiguïté fondamentale de l’approche classique : elle est construite, chez ceux qui sont les plus cohérents avec eux-mêmes, chez ceux qui acceptent le paysage comme seule mesure de l’intérêt géographique des choses, sur une conception très particulière et très appauvrie de l’espace, sur cette idée d’une mosaïque d’aires dont on renonce à comprendre les articulations, qu’on est prêt à accepter telle que l’observation quotidienne nous la révèle. Chez d’autres, chez Hartshorne en particulier, l’analyse de la différenciation n’est pas épuisée lorsque le tableau des régions est dressé : elle se poursuit par l’analyse des forces qui en rendent compte. L’espace est champ de forces, de flux et de relations. Ainsi s’explique le succès même de cette approche, et sa longue prééminence : chacun y met un peu ce qu’il veut. Pour les orthodoxes, l’espace est fait d’aires élémentaires juxtaposées. Pour les autres, il est déjà un espace abstrait dont l’étude directe des apparences ne fournit qu’un des aspects. En ce sens, beaucoup de ceux qui se réclament des positions classiques sont en fait en désaccord avec leurs propres principes. Mais pour mieux comprendre la manière dont ils font la géographie, il faut analyser les autres conceptions de l’espace géographique, dont ils usent sans toujours se l’avouer.


L’espace écologique

La géographie a été rénovée, dans le dernier quart du siècle dernier, par la diffusion des idées darwiniennes. Elle est devenue une étude des associations vivantes à la surface de la Terre et s’est interrogée sur le rôle de l’environnement dans leur composition, leur fonctionnement et leur évolution. Les interrelations de l’homme et du milieu dans lequel il vit n’avaient pas toujours été suffisamment analysées par les géographes, animés du seul souci de décrire les mosaïques d’unités homogènes ou la diversité des paysages. On leur attacha désormais une importance considérable, et on apprit à les appréhender par des démarches de plus en plus précises.

À la lecture d’auteurs de la fin du siècle passé que nous tenons pour les purs représentants d’une géographie aujourd’hui un peu démodée parce que descriptive, on est surpris de la vigueur avec laquelle ils soulignent le modernisme de leur démarche, son aspect scientifique, la manière dont ils dénoncent l’absence d’ambition intellectuelle de la géographie qui les a précédés. S’agit-il simplement d’un banal conflit de générations, d’un réflexe éternel de jeunes « turcs » ? Nous ne le pensons pas. Le point de vue écologique permettait à la géographie de sortir du côté vague, parfois impressionniste, parfois, comme chez Ritter, un peu mystique qui avait prédominé jusque-là. Désormais, comme dans d’autres domaines, il était possible d’employer des méthodes positives, de comprendre l’ensemble des relations qui caractérisent le mélange physique et biologique que l’on désigne sous le nom de milieu. Il apparaissait à beaucoup que cela suffirait à faire de la géographie une science à part entière, construite sur le modèle des disciplines physiques ou naturelles, une science capable d’expliquer et, par là, de prévoir.

Les tenants les plus farouches de ce point de vue furent les environnementalistes : ils pensaient possible de mettre en évidence des relations de causation simple entre le milieu naturel et les caractères géographiques des sociétés qui l’exploitent. On s’aperçut vite que c’est là une position difficilement soutenable ; des exemples fourmillent de milieux identiques et qui sont utilisés de la manière la plus dissemblable. Le possibilisme est né de cette constatation, de la critique de certains présupposés trop schématiques des écologistes. Cependant, la conception même de la démarche scientifique n’a pas varié d’un groupe à l’autre, ni l’espoir de déboucher un jour sur une connaissance aussi solide que celle des disciplines de la matière. L’ouvrage de Lucien Febvre (1878-1956) la Terre et l’évolution humaine (1922) se termine par une envolée sur la naissance de cette géographie future. On retrouve exprimé le même espoir, trente ans plus tard, chez Maurice Le Lannou.