Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

espace géographique (suite)

La tradition géométrique est demeurée vivante jusqu’à l’extrême fin du xviiie s. Elle n’a pas totalement disparu au xixe s. ; elle s’est adaptée au progrès des connaissances, comme le montrent les développements qui ont été proposés par Julius Fröbel (1805-1893) et Georg Gerland (1833-1919) en Allemagne. Le problème de la détermination de la forme de la Terre et de sa représentation exacte a cessé d’être difficile dans le courant du xviiie s. grâce aux progrès des instruments de mesure, et l’aspect cartographique est apparu de plus en plus comme un domaine relativement mineur de la discipline. La conception géométrique se retrouve sous une autre forme : chez ces Allemands, il y a confusion de la géographie et de la géophysique. Une science de la Terre ne peut être qu’une étude des forces qui donnent à notre planète sa configuration d’ensemble. L’espace ainsi appréhendé a cessé d’être purement mathématique, il a désormais un contenu concret, il s’occupe de matière et plus seulement de position, mais il n’envisage cette étude que sous l’angle des propriétés physiques.

Le succès des idées de Fröbel et de Gerland a été assez considérable. On ne s’expliquerait pas sans cela la peine que prend un de leurs détracteurs, Ferdinand von Richthofen (1833-1905), pour définir le domaine spatial de la géographie : il explique pesamment que la géographie doit se consacrer à l’étude des éléments en contact de la lithosphère, de l’atmosphère et de l’hydrosphère ; c’est réfuter les positions de la géographie purement mathématique et de ses héritières à orientation physicienne.

Pour tous les autres courants de la pensée géographique, il ne fait pas de doute que les répartitions observables à la surface de la Terre sont l’unique objet de curiosité : on le dit en recourant à une définition à allure géométrique, comme celle de Richthofen, ou bien on se contente d’indiquer que la géographie est l’étude de l’espace ouvert à l’activité de l’homme.


La différenciation régionale de l’espace

Qu’est-ce qui caractérise cet espace ? Pour beaucoup, c’est sa différenciation régionale en une mosaïque d’unités dont chacune possède une personnalité qu’il s’agit de restituer. Il s’agit sans doute là de la définition la plus classique et la plus permanente de la géographie. Elle a des antécédents dans l’Antiquité classique : Hérodote s’intéresse, à travers ses récits et ses reconstitutions ethnographiques, à ce qui fait l’originalité de chaque province du monde alors connu. Strabon donne un tableau complet des articulations régionales et de leur originalité dans le monde méditerranéen et ses prolongements. À la Renaissance, la géographie à orientation géométrique a connu une impulsion si vigoureuse que la description régionale de la Terre a paru négligée, mais celle-ci retrouve un public passionné avec le souci nouveau que l’on a de comprendre les peuples et les régions du monde : que l’on pense au succès des relations de voyage ! Le R. P. de Dainville l’évoquait également, en montrant la transformation de cette géographie des humanistes, qui se charge petit à petit d’un contenu social et ethnographique au fur et à mesure que les relations des missionnaires dispersés dans le monde prennent une place plus grande dans l’enseignement dispensé.

Cette manière de concevoir la géographie reçoit ses lettres de noblesse à la fin du xviiie s. Kant donne, parmi les multiples cours qui lui sont demandés à l’université de Königsberg, des leçons de géographie. Il définit cette discipline d’une manière symétrique de l’histoire : la géographie reprend des sujets qui sont analysés par les disciplines systématiques, mais elle les analyse du point de vue de l’espace comme l’histoire les éclaire sous l’angle du temps. Les traits singuliers se combinent pour donner naissance à ces provinces, à ces régions, à ces domaines que l’observateur n’a pas de peine à reconnaître sur notre Terre.

Les grands pionniers allemands du début du xixe s., Alexander von Humboldt* (1769-1859) et Karl Ritter (1779-1859), sont également persuadés que la géographie est l’étude de la différenciation régionale de l’espace terrestre. L’un insiste plutôt sur les éléments naturels des combinaisons, l’autre sur leurs composantes historiques et humaines, mais l’orientation est assez semblable. Après eux, il y a une éclipse de la géographie dans les universités allemandes, mais Richthofen restitue l’orthodoxie un instant oubliée. Au début de ce siècle, Alfred Hettner (1859-1941) systématise les conceptions de ses prédécesseurs : l’optique régionale finit par paraître la seule possible, tant elle est puissante et envahissante. Aux États-Unis, elle est illustrée par Richard Hartshorne (né en 1899), dont l’influence est au moins aussi profonde que celle de Hettner en Allemagne.

L’espace, dont on s’occupe dans l’optique régionale, est constitué par une collection de surfaces : on pourrait dire qu’il est fait d’une série d’éléments de superficie variable, mais jamais nulle ; il n’est pas fait de points et de lignes à la manière des géomètres, et bien souvent les relations entre les diverses unités sont négligées : beaucoup estiment que le géographe a achevé son travail lorsqu’il a reconnu et défini chaque cellule originale à la surface de la Terre. Certains, comme Hartshorne, sont plus ambitieux et essaient de comprendre l’origine de la différenciation : ils se penchent sur les relations entre éléments. Les premiers analysaient l’espace avec une démarche intuitive, un parti pris impressionniste qui est proche de celui de l’artiste. Les seconds demeurent plus fidèles à l’image qu’on se fait d’habitude du cheminement scientifique.


Espace et paysage

Depuis le début de notre siècle, il est fréquent d’entendre définir la géographie comme la science des paysages. Il s’agit d’un point de vue séduisant : l’objet de la quête géographique est désormais délimité sans ambiguïté. Notre discipline cesse d’apparaître comme une science qui reprend des sujets propres à d’autres pour les réorganiser selon sa propre optique. Comment atteindre ces paysages, les comprendre, les restituer ? C’est là évidemment un point délicat. Le géographe doit appréhender directement l’espace dans ses aspects immédiats et vécus. Ce souci d’atteindre le concret ne constituerait-il pas en définitive le propre de notre discipline ?