Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

épopée (suite)

Certains héros semblent du reste avoir été réellement des divinités à l’origine. C’est le cas, notamment, des deux plus illustres personnages dans l’épopée Narte du Caucase du Nord : Batraz et Soslan-Sozyryko ; le premier, en effet, comme l’a montré Georges Dumézil (né en 1898), prolonge clairement le dieu guerrier fulgurant des Scythes, qu’Hérodote identifie avec Arès, et le second se montre nettement comme un dieu solaire transformé en héros. Il va sans dire toutefois que tous les héros qui figurent dans les épopées ne sont pas d’anciens dieux déchus ; loin de là. Il existe en effet des héros dont on peut établir avec certitude l’historicité, comme par exemple Charlemagne, Roland et Guillaume d’Orange dans les chansons de geste, ou Dietrich von Bern et Attila dans les épopées germaniques ; il y en a d’autres qui sont sans doute des produits purement littéraires. Il arrive souvent aussi à la poésie épique de traiter de hauts faits accomplis par des personnalités vivantes et dont le poète a même pu être parfois un témoin oculaire. En Inde, en effet, les fils d’un kṣatriya et d’une brahmanī, ou d’un vaiśya et d’une fille kṣatriya, qui constituaient une caste particulière de poètes de cours, les sūtas, étaient en même temps les cochers du roi, qu’ils accompagnaient à la guerre et à la chasse, de façon à voir ses exploits. Chez les Noirs foulbés du Soudan, lorsqu’un guerrier part en quête d’aventures, il emmène comme porteur de son bouclier un poète (mabo), qui célébrera par la suite ses actions héroïques dans un poème épique appelé baudi.

Mais en fait les héros des épopées, quelles que soient leurs origines, présentent en règle générale plus ou moins d’affinité avec les dieux des mythologies. C’est qu’une poésie épique, même lorsqu’elle relate des événements historiques ou contemporains, ne vise jamais à reproduire avec exactitude les faits réels. Elle tend toujours plutôt à présenter des faits exemplaires, qui serviront de paradigmes aux comportements de ses auditeurs, et, partant, à constituer ses récits et ses personnages en conformité de modèles prototypiques, que l’on retrouve aussi dans les mythes. Certains de ces modèles sont des archétypes, qui font partie sans doute de la structure d’un inconscient commun à tous les hommes, puisque leur fonctionnement en tant que schèmes ordinateurs de représentations se laisse déceler non seulement dans les mythes, légendes et contes folkloriques d’un grand nombre de peuples à travers le monde, mais aussi dans les images oniriques de n’importe quel sujet. D’autres appartiennent en propre à une nation ou civilisation, soit parce qu’ils sont donnés directement par des mythes ou types divins originaux, soit parce qu’il s’agit des cadres conceptuels que cette nation ou civilisation a créés pour saisir le réel dans un nombre limité de grandes catégories constituant un système cohérent. Les ethnologues ont montré en effet que chaque civilisation invente pour son compte un tel système classificatoire — on en trouvera un bon exemple, celui des Indiens Zuñis du Nouveau-Mexique, dans un beau livre de Jean Cazeneuve, Les dieux dansent à Cibola le shalako des Indiens Zuñis (1957) —, qui constitue une « métaphysique » au sens propre, comme dit Roger Bastide. Une fois organisés en système, toutefois, ces cadres peuvent agir très bien aussi au niveau subconscient, en conditionnant les œuvres de la pensée dans tous les domaines. Cependant, on peut les étudier particulièrement bien dans les épopées, qui, étant de longs récits coordonnés, composés de divers épisodes où se confrontent des personnages représentant des types variés, donnent à observer leur fonctionnement de multiples façons.

L’histoire de la guerre de Troie, par exemple, qui constitue, comme on le sait, la matière la plus importante de l’épopée en Grèce, pourrait perpétuer le souvenir d’un événement produit vers 1190 av. J.-C., la destruction de Troie VIIa, qui aurait pu être causée réellement par une armée grecque conduite par un roi de Mycènes. La tradition épique l’a pourtant refondue complètement de façon à la conformer à des schèmes mythiques et idéologiques que les Grecs avaient hérités de la civilisation commune des Indo-Européens. C’est ainsi que les épopées présentent cette guerre comme ayant été organisée par deux frères, Agamemnon et Ménélas, en vue de récupérer la femme de ce dernier, qui avait été enlevée. On reconnaît là aisément l’influence d’un mythe indo-européen bien connu, concernant les fils jumeaux du Ciel (les Aśvin Divo napātā dans le Rigveda ; Dieva deli dans les chants folkloriques lettes ; Dievo suneliai dans ceux des Lituaniens) entreprenant la délivrance d’une fille du Soleil (Sūryā ou Duhitā Sūryasya en Inde ; Saules meitas chez les Lettes ; Saules dukterys en Lituanie), qui est à la fois leur sœur et leur épouse commune.

Certes, les motifs de l’inceste et de la polyandrie, qui faisaient partie intégrante du mythe, ont été épurés apparemment de l’épopée. Mais en fait la fable conserve des traces de ces éléments. D’après une légende, en effet, Hélène, lorsqu’elle était encore jeune fille, fut enlevée par Thésée, qui la conduisit à Aphidna pour la confier à sa mère Aethra : elle fut sauvée ensuite par ses frères, les Dioscures. Dans l’Iliade même (III, 236-244), du reste, ignorant la mort de ceux-ci survenue après son départ de la Lacédémone, elle s’étonne de ne pas les apercevoir dans les rangs des Achéens, en les considérant comme les vengeurs les plus naturels de l’atteinte à son honneur. La femme d’Agamemnon, Clytemnestre, d’autre part, est une sœur jumelle d’Hélène, son doublet en quelque sorte.

Certains textes font en outre état d’une tradition qui donnait Hélène pour une fille, non pas de Zeus, mais du dieu du Soleil, Hélios.

Ce thème mythique, qui convient singulièrement au traitement dans le cadre d’une légende héroïque, a été exploité parallèlement par plusieurs autres traditions épiques des peuples indo-européens. Dans le Rāmāyaṇa, en effet, Rāma réussit à récupérer sa femme Sītā, que Rāvaṇa, roi des démons (rākṣasa), avait emmenée de force dans l’île de Lankā, avec l’aide de son frère Lakṣmaṇa et d’une armée de singes. Dans l’épopée germanique, Gudrun, l’héroïne, enlevée par Hartmut, qui la met sous la surveillance de sa mère, est sauvée de sa captivité par son fiancé Herwig et le frère de ce dernier, Ortwin. Dans l’épopée Narte des Ossètes, la femme de Soslan, qui n’est autre qu’une fille du Soleil, est ravie par un certain seigneur qui la détient dans sa forteresse. Soslan, cependant, grâce surtout à une prouesse de son cousin germain Batraz, parvient à détruire celle-ci et à reconquérir son épouse.