Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

épopée (suite)

L’enlèvement d’Hélène n’est cependant qu’une cause apparente de la guerre de Troie. Car ce fut en fait Zeus lui-même qui l’avait provoquée pour réaliser un dessein bien arrêté. D’après un fragment d’une épopée cyclique perdue, les Chants cypriens, en effet, conservé dans une scolie, Zeus, ayant pitié de la Terre, obligée de supporter des myriades d’hommes débordant sur sa surface, décida de lancer parmi eux la discorde de la guerre d’Illion, afin de faire un vide par la mort dans cette lourde masse. Or, ce récit prolonge sûrement lui aussi un thème indo-européen ; on lui trouve, en effet, un exact parallèle dans le Mahābhārata, qui explique à plusieurs reprises l’origine de la grande bataille de Kurukṣetra par une décision de Brahman de soulager la Terre, accablée d’un surpeuplement.

L’exécution du plan de Zeus commença au cours des noces de Thétis et de Pélée, lorsque Eris provoqua la dispute entre Héra, Athéna et Aphrodite en jetant au milieu de l’assemblée divine la pomme d’or destinée à la plus belle, amenant ainsi le jugement de Pâris, où le prince troyen devait faire le choix néfaste pour sa cité en préférant la plus belle femme offerte par Aphrodite à l’empire et à la suprématie militaire que lui promettaient respectivement Héra et Athéna. Cette histoire, que contaient aussi les Chants cypriens, est organisée conformément à un schème fourni par l’« idéologie tripartie » des Indo-Européens, qui était leur « métaphysique » au sens que nous avons défini plus haut. Ils tendaient, en effet, comme nous le savons aujourd’hui grâce aux travaux de Georges Dumézil, à articuler leurs spéculations dans tous les domaines à l’aide de trois grandes catégories, correspondant aux fonctions sociales des prêtres-gouvernants, des guerriers et des producteurs. En choisissant le cadeau d’Aphrodite, Pâris se procura la bénédiction de la troisième fonction, à laquelle les Indo-Européens associaient tant le concept de beauté que ceux de volupté et de féminité, en même temps que richesse, nourriture, fécondité, santé, paix, etc., mais il rejetait celles des deux fonctions supérieures, lesquelles devaient travailler désormais conjointement à sa perte.

On pourrait dire cependant que ce choix était en fait dicté à Pâris par sa nature troyenne. Dans la tradition épique, en effet, la ville de Priam se montre nettement comme constituant dans son entier un représentant de la troisième fonction, dont les biens et les femmes sont convoités par l’ennemi. Même ceux des Troyens qui exercent des offices sacrés ou combattants sont marqués visiblement par des signes qui les attachent au troisième niveau du système indo-européen. Leur roi Priam se distingue surtout par sa richesse et sa force procréatrice, qui lui a permis d’avoir plusieurs dizaines d’enfants (cinquante d’après la tradition) avec ses femmes et ses nombreuses concubines. Leurs prophètes, Helenos et Cassandre, sont des jumeaux (ce trait était une marque distinctive de la troisième fonction chez les Indo-Européens). Ils sont d’ailleurs totalement inefficaces dans leur domaine propre, parce que les Troyens ferment l’oreille à leurs oracles (une prophétie d’Helenos profitera même finalement aux Grecs). Énée, d’autre part, qui est un des chefs guerriers les plus illustres chez eux, est un fils d’Aphrodite. Ainsi, malgré la présence parmi eux d’un commandant aussi brave qu’Hector, qui est du reste foncièrement pacifique et ne combat que parce qu’il y est obligé, c’est en somme grâce à leur richesse et aussi à la beauté des nombreuses filles de Priam, qui leur permettent d’acheter le service de champions étrangers, que les Troyens peuvent résister pendant dix ans à leurs assiégeants, en suppléant l’insuffisance des vertus des niveaux supérieurs, qui se fait sentir gravement chez eux.

Or, ce signalement collectif de la nation troyenne contraste avec celui de l’armée achéenne, qui lui oppose un tableau exactement complémentaire dans le cadre d’une structure trifonctionnelle. En effet, si l’on reconnaît parmi les Grecs quelques représentants de la troisième fonction, en particulier dans leurs médecins, les deux fils d’Asclépios, Machaon et Podaleirios, ceux-ci n’assurent en fait qu’un seul des multiples services que le système indo-européen attend du troisième niveau, de sorte que la présence de celui-ci est nettement déficiente chez eux. Ils forment essentiellement un groupe de combattants, conduits par deux souverains (Agamemnon et Ménélas) qu’assistent en outre au premier niveau un prophète (Calchas) et deux conseillers incarnant respectivement une sagesse conservatrice (Nestor) et une intelligence imaginative (Ulysse). Le personnage de Nestor, dont la longévité extraordinaire lui permet de connaître toutes les générations de la race héroïque de la mythologie grecque et d’accumuler une somme énorme d’expériences, qu’il met volontiers au profit des Atrides, reproduit manifestement un type divin indo-européen, que Dumézil a proposé d’appeler le « dieu-cadre » (Dyau dans l’Inde ; Heimdal en Scandinavie). Ulysse, que sa mère Anticlée, d’après une tradition bien attestée chez les auteurs classiques, aurait conçu en réalité de Sisyphe avant son mariage avec Laërte, est doué abondamment, tout comme son vrai père, d’un type particulier d’intelligence, une finesse s’approchant de la ruse et de l’astuce, que les Grecs désignaient sous le nom de mêtis. Cette intelligence est personnifiée, au niveau divin, par la déesse Mêtis, qui, après avoir été engloutie par Zeus, continue à guider celui-ci par ses conseils du fond des entrailles du souverain des dieux. Elle a en outre transmis sa mêtis à sa fille Athéna, qui affectionne ainsi tout spécialement Ulysse parmi les hommes. Au niveau des combattants, l’aspect plus « chevaleresque » de la fonction guerrière, placé sous la tutelle d’Athéna et qui s’oppose, dans la tradition grecque, à l’aspect « sauvage et terrible » que patronne Ares, est représenté notamment, comme l’a signalé récemment Francis Vian, par Achille et Diomède. Les figures particulièrement intéressantes à étudier sont, cependant, celles des deux Ajax. Ce nom (Aias en grec) est à rapprocher de celui du dieu des Vents Éole (Aiolos) et de l’adjectif aiolos, qui signifie à la fois « rapide, agile » et « scintillant, bigarré ». Or, l’agilité et le port d’ornements étincelants sont des traits typiques des dieux des Vents des Aryens (Vāyu et les Marut), qui se distinguaient par ailleurs par une prodigieuse force physique et étaient les patrons et prototypes des guerriers sauvages du type berserk. Et ces caractères des dieux indo-iraniens du Vent et de la Guerre se trouvent partagés précisément entre les deux Ajax, qui forment pour ainsi dire à eux deux une synthèse presque complète de la deuxième fonction « à l’état natif ». C’est, en effet, la rapidité et l’impétuosité agressive qui caractérisent Ajax, fils d’Oïlée ; ne portant qu’un armement très léger, il est le premier à assaillir l’ennemi, lorsque les Grecs passent à l’offensive (l’Iliade, XIV, 442-3). Beaucoup plus calme et persévérant que son homonyme, l’autre Ajax intervient essentiellement dans la défensive. Le symbole par excellence de ce fils de Télamon — ce nom signifie le « baudrier » — que l’on appelle « gigantesque rempart des Achéens » (III, 229), c’est son bouclier aux dimensions surhumaines, que lui seul peut porter grâce à l’immense force de ses bras. Et ce fameux bouclier, avec lequel il s’identifie même presque complètement — lui-même, tout de même que son bouclier, est appelé purgos, la « tour » (l’Odyssée, XI, 556) —, est qualifié d’aiolon, « étincelant » (VII, 222 et XVI, 107).