Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

encyclopédie (suite)

Toutefois, le propos de l’Encyclopédie diffère singulièrement de celui de ses prédécesseurs. Ceux-ci ne se proposaient nullement de transformer la condition de ces artisans ou manouvriers dont ils décrivaient les métiers. La description des techniques, chez eux, était considérée en elle-même, sans relation avec les hommes qui l’exerçaient. Ainsi l’on tombait de nouveau dans le défaut d’« abstraction », dont Condillac avait souligné les méfaits (« Abstrait ne veut pas dire autre chose que séparé »). Au contraire, à partir de Diderot et de ses collaborateurs, les arts et les métiers s’animent : ils s’incarnent en ceux qui les font vivre ; ils sont leur prolongement naturel. L’homme et la nature, réhabilités dans une même gloire, doivent conquérir leur dignité d’un même coup. Mais cette illustration se révélerait inutile si le pouvoir politique ne protégeait pas les artisans, en les défendant contre la misère. Le truchement des arts libéraux, qui, jusque-là, les avait éclipsés, va devenir caution de leur nouveau statut : « C’est aux Arts libéraux à tirer les Arts mécaniques de l’avilissement où le préjugé les a tenus si longtemps ; c’est à la protection des rois à les garantir d’une indigence où ils languissent encore. Les Artisans se sont crus méprisables, parce qu’on les a méprisés ; apprenons-leur à mieux penser d’eux-mêmes : c’est le seul moyen d’en obtenir des productions plus parfaites. » Comme on le voit, la protestation de Diderot ne voit d’autre solution qu’un paternalisme soucieux d’efficacité et de rentabilité. Nous touchons ici les limites de la lucidité des encyclopédistes ; de fait, il leur était difficile d’aller ou de voir plus loin. Certains actes politiques (des « réformes ») leur paraissent un suffisant progrès. Point n’est besoin de bouleverser l’échelle des valeurs traditionnelles. Là aussi, l’arrière-plan idyllique exerce sa domination et son empreinte la plus visible. Il suffit d’établir entre les diverses classes de la société une sorte de courant sympathique qui renforcera la cohésion du système et redoublera son efficacité. Le savant peut pallier l’absence du despote éclairé et rétablir le lien énergétique. Diderot se fait le porte-parole de la plus optimiste des visions utopiques : « Qu’il sorte du sein des académies quelque homme qui descende dans les ateliers, qui y recueille les phénomènes des arts et qui nous les expose dans un ouvrage qui détermine les artistes à lire, les philosophes à penser utilement, et les grands à faire enfin un usage utile de leur autorité et de leurs récompenses. » Il fallait, en réalité, changer l’ensemble des structures de l’économie et refondre tout le système de production ; pour cela, il était nécessaire de transformer l’artisan en ouvrier, c’est-à-dire non pas lui donner une valeur nouvelle, mais l’aliéner encore davantage. En protestant contre les corporations comme contre toutes les formes de clôtures et d’entraves, les encyclopédistes contribuent plutôt à contester aux travailleurs leur pauvre dignité d’autrefois. « Eh, que m’importe à moi qu’il y ait une communauté de plus ou de moins, à moi qui suis un des plus zélés partisans de la liberté prise dans l’acception la plus étendue [...], qui ai de tout temps été convaincu que les corporations étaient injustes et funestes et qui en regarderais l’abolissement entier et absolu comme un pas vers un gouvernement plus sage », écrit Diderot en 1767 dans sa Lettre sur le commerce de la librairie. Le progrès des techniques n’était certes pas lié à la liberté de ceux qui l’excerçaient, pas plus qu’à l’estime nouvelle que les encyclopédistes s’efforçaient de leur susciter. Le machinisme industriel allait apporter la preuve du contraire. Mais comment Diderot et ses amis pouvaient prévoir le divorce de l’homme et de la machine, alors qu’à leurs yeux cette dernière n’était que le prolongement du bras et l’allégement d’une peine ?

Montrer la perfection de l’industrie humaine ne conduit donc que par accident à intercéder pour telle ou telle classe, même si elle a été injustement défavorisée ; l’intention secrète qui préside à ce dévoilement s’articule sur le thème majeur de la philosophie des lumières. En même temps qu’elle étonne le lecteur par son amoncellement et son étalage de merveilles, elle le rassure en lui désignant le cœur même des choses comme familier et docile. La terreur se dissipe devant l’admiration, qui, à son tour, le cède à une sorte de transparence « sympathique ». Avant l’Encyclopédie, les merveilles de la nature répondaient à un dessein tout contraire : thème de prédilection de l’apologétique, issue de la Contre-Réforme, elles constituaient en quelque sorte le « pathos » de la propagande bien-pensante ; enivrant et transportant l’âme, elles subjuguaient l’esprit critique. Pour Diderot et ses amis, il s’agit de le revivifier et d’exercer l’entendement par le truchement d’une admiration qui intègre l’homme loin de l’aliéner. Désormais, le quotidien et le miraculeux semblent avoir échangé leurs signes. Œuvre antichrétienne, l’Encyclopédie n’atteint guère sa pleine efficacité dans ses articles de théologie ou de philosophie proprement dite (disparates, ils reflètent aussi bien le matérialisme de Diderot que le protestantisme de Jean Formey [1711-1797] ou le déisme de l’abbé Claude Yvon [1714-1791]), mais elle l’atteint au niveau de son projet le plus central. Les merveilles de l’industrie restituent à l’homme sa véritable place au sein de l’univers : il est dans ce monde de plain-pied, non pas usufruitier, mais possesseur légitime aussi bien que propriétaire avisé. Dans la vision optimiste de Diderot, il suffit au savant éclairé de « sortir de l’Académie » pour « descendre dans les ateliers ». Chiquenaude initiale qui suffira à assurer la translation allègre du mouvement et, partant, dissipera toutes les divisions factices : celles du travail et de l’aisance, de l’âme et du corps, réunissant toutes les classes dans la conspiration dynamique du progrès et du bien-être. À tout prendre, le monde, pour Diderot, ne saurait être la victime que d’un seul péché originel possible : l’inertie. Contraint par les exigences mêmes de son système à lui concéder un rôle, Diderot, pour une fois pris de court, déclare forfait (« je ne sais quelle paresse naturelle »...).