Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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encyclopédie (suite)

Diderot insiste donc sur cette monstrueuse hypothèse : une nature séparée de l’humain : « Si l’on bannit l’homme ou l’être pensant et contemplateur de dessus la surface de la terre, ce spectacle pathétique et sublime de la nature n’est plus qu’une scène triste et muette. L’univers se tait : le silence et la nuit s’en emparent. Tout se change en une vaste solitude où les phénomènes inobservés se passent d’une manière obscure et sourde. C’est la présence de l’homme qui rend l’existence des êtres intéressante. » Si un regard abstrait pouvait se porter dès lors sur les choses, il ne ressentirait qu’horreur et ennui. Mais l’éclat du préjugé peut aussi susciter le même recul ou la même torpeur ; fallacieuses ou vraies, les merveilles doivent être éclairées par un regard pur. « Dans quel système de Physique ou de Métaphysique, remarque-t-on plus d’intelligence, de sagacité, de conséquence, que dans les machines à filer l’or, faire des bas, et dans les métiers de Passementiers, de Gaziers, de Drapiers ou d’Ouvriers en Soie ? Quelle démonstration de mathématiques est plus compliquée que le mécanisme de certaines horloges, ou que les différentes opérations par lesquelles on fait passer ou l’écorce du chanvre, ou la coque du ver, avant que d’en obtenir un fil qu’on puisse employer à l’ouvrage ? Quelle projection plus belle, plus délicate et plus singulière que celle d’un dessin sur les cordes d’un semple, et des cordes d’un semple sur les fils d’une chaîne ? Qu’a-t-on imaginé en quelque genre que ce soit, qui montre plus de subtilité que de chiner des velours ? Je n’aurais jamais fini si je m’imposais la tâche de parcourir toutes les merveilles qui frappèrent dans les manufactures ceux qui n’y portèrent pas des yeux prévenus ou des yeux stupides. » Qu’il contemple la solitude du monde ou les ateliers des artisans, le regard humain peut être frappé d’atonie, mais, dans ces deux cas également, il peut s’éclairer à la fois libre et animer le spectacle. En ce sens, l’Encyclopédie — et le soin tout particulier qu’elle apporte à ses illustrations en est l’un des multiples signes — se veut avant tout école du regard tout autant que réhabilitation du travail manuel. Cette justification, cette mise en évidence du « sensible » procède en droite ligne du « philosophe des philosophes », de Condillac. Critiquant âprement le mépris dans lequel idéalistes et partisans de l’« idée innée » ont tenu les sens pendant si longtemps, Condillac, dans son Essai sur l’origine des connaissances humaines, a préconisé leur restauration et, si l’on peut dire, leur « plein emploi » : l’Encyclopédie n’est, en quelque sorte, que l’application de ce programme. Diderot semble avoir repris, pour la défense des manouvriers, l’ironie cinglante que son ami utilise au besoin. « Cependant, les Cartésiens et les Malebranchistes crient si fort contre les sens, ils répètent si souvent qu’ils ne sont que des illusions, que nous les regardons comme un obstacle à acquérir quelques connaissances ; et par zèle pour la vérité nous voudrions, s’il était possible, en être dépouillés. » À dire vrai, tout est prolongement des sens : le langage complète l’œil. Ainsi, l’énoncé du nombre mille permet de contempler et de saisir le groupe que l’œil, dans son insuffisance, ne peut à la fois embrasser et dénombrer ; de même, l’instrument, la machine sont conçus comme complément du jeu dynamique des muscles : ils développent la portée et l’efficacité d’un geste. « La main nue, quelque robuste et infatigable qu’elle soit, ne peut suffire qu’à un petit nombre d’effets. Elle n’achève de grandes choses qu’à l’aide des instruments et des règles : il en faut en dire autant de l’entendement. Les instruments et les règles sont comme des muscles ajoutés aux bras, et des ressorts accessoires à ceux de l’esprit. »

On a pu bien souvent trouver excessive cette gloire de restaurateurs dont Diderot et ses amis s’enivrent trop volontiers. Il n’est pas vrai de dire que les encyclopédistes furent les premiers à diffuser les techniques ; leur utilisation même de l’image n’est pas entièrement originale. En 1640 déjà, le traité De l’art métallique (l’Arte de los metales), publié à Madère par Alonso Alvaro Barba (1561-1640 ?), groupait sur une seule planche, en images juxtaposées, les phases d’une fabrication. Depuis le xvie s., l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et la France avaient produit de nombreux traités de technologie et des « théâtres de machine ». Il y avait aussi la Cyclopoedia de Chambers et, en France même, le Dictionnaire économique de l’abbé Noël Chomel (1633-1712) et le Dictionnaire universel de commerce, d’histoire naturelle, d’art et de métiers de Jacques Savary des Brûlons (1657-1716). Dès sa création, en 1666, l’Académie des sciences, sous l’impulsion de Colbert, avait mis en train une vaste enquête sur les artisans et leur métier. En 1667, l’abbé Michel de Marolles possédait déjà une collection de 123 000 estampes sur les arts, que Colbert fit acheter au nom du roi. Dès 1704, l’académicien Jaugeon († 1725) avait écrit sur l’imprimerie et la reliure. Réaumur*, qui devait prendre en 1710 la direction de l’entreprise, avait constitué de son côté tout un recueil de planches sur la gravure en bois, la préparation des peaux, l’art de l’épinglier, la forge des ancres, l’organissage, l’art du fileur d’or, la taillanderie. Jusqu’en 1728 furent rédigés une série de mémoires sur l’art de faire le papier, l’art du batteur d’or, la tannerie, la fabrication des bas, l’art de faire l’ardoise, l’art de convertir le fer forgé en acier, l’art d’adoucir le fer fondu. Mais lente, sans unité réelle, voire passablement anarchique, l’entreprise s’était peu à peu exténuée, et il fallut justement la concurrence de l’Encyclopédie pour que l’Académie publiât en 1761 le premier volume de sa Description des arts et métiers. Les deux œuvres furent ensuite conduites parallèlement, chacune s’efforçant de surpasser l’autre. Mais Diderot n’avait pas attendu pour se procurer, par des voies plus ou moins contestables, certaines des planches de Réaumur. À la mort de ce dernier, en octobre 1757, Elie Fréron (1718-1776), dans l’Année littéraire, fit éclater le scandale en s’appuyant sur le témoignage d’un ancien employé des libraires de l’Encyclopédie, le graveur Pierre Patte (1723-1814). Diderot, à la suite d’une double enquête, se vit contraint de les abandonner ou de les modifier. Enfin, Jacques Proust a, de son côté, rendu justice à Fontenelle, dont l’Histoire de l’Académie royale des sciences est un ancêtre direct de notre dictionnaire.