Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

Dürrenmatt (Friedrich)

Écrivain suisse (Konolfingen, cant. de Berne, 1921).


C’est la Visite de la vieille dame qui rendit célèbre, en 1956, l’auteur dramatique suisse, de langue allemande, Friedrich Dürrenmatt. Parabole d’un satiriste sur le pouvoir de l’argent, la Visite, partie de Zurich, fit une carrière mondiale. En France, elle valut le prix Molière à la Compagnie Grenier-Hussenot en 1957.

Bien que Dürrenmatt ait affirmé un jour « Je n’ai pas de biographie », entendant par là que les événements de sa vie ne se répercutaient pas dans son théâtre, il n’est certes pas indifférent de savoir qu’il est fils de pasteur et qu’il n’a pratiquement jamais quitté la Suisse.

Quand il a treize ans, sa famille vient s’établir à Berne. Il se lance dans la peinture avant de commencer des études de philosophie et de théologie à Zurich, puis à Berne. Il suit aussi des cours de sciences naturelles, lit les poètes expressionnistes allemands, sans cesser de s’adonner à la peinture et au dessin (qui est encore aujourd’hui son violon d’Ingres), et écrit ses premières pièces de théâtre. De Berne, il émigre à Bâle. Il se marie en 1947 et, cette même année, affronte pour la première fois le public de théâtre à Zurich. Depuis 1952, il vit à Neuchâtel, en Suisse romande, avec sa femme, une ancienne comédienne, et ses trois enfants. En 1968, il est devenu codirecteur du théâtre de Bâle.

Alors que Max Frisch, son aîné de dix ans (avec qui on le compare volontiers), a produit une œuvre romanesque aussi importante en nombre et en qualité que son œuvre théâtrale, Dürrenmatt est avant tout un homme de théâtre. Il a écrit une douzaine de pièces à ce jour, sans compter des pièces radiophoniques et des scénarios. Ses quelques récits, dont certains (le Soupçon, la Promesse) ont une trame policière, préfigurent, tout comme le Tunnel et la Panne, les thèmes et les hantises qui animeront son théâtre, en particulier ceux de la culpabilité, de la responsabilité, de la justice, traités sur le mode parodique, avec cette espèce de pessimisme férocement joyeux qui caractérise toute son œuvre.

S’opposant à tout modèle préétabli, à toute technique qui ne soit pas pour chaque pièce de nouveau remise en question, Dürrenmatt refuse de s’inscrire dans la lignée de Brecht, qu’il admire et qui l’a profondément marqué, mais dont il réfute le style épique et le didactisme révolutionnaire. Et il est vrai qu’il a adopté tour à tour les formes les plus diverses, du drame expressionniste à la parabole historique en passant par la comédie de mœurs et la parodie d’opéra. S’il tient de Brecht une curiosité passionnée à l’égard des mécanismes historiques et sociaux, il les aborde toujours avec sa conscience de « protestant coriace » et par le biais d’un humour alémanique qui, pour être parfois un peu lourd, n’en est pas moins efficace.

C’est avec un drame expressionniste, Il est écrit (titre français : les Fous de Dieu), qu’il commence sa carrière de dramaturge en 1947. Le mouvement anabaptiste de Münster au début du xvie s., l’instauration sur terre d’un impossible royaume de Dieu, l’échec total de l’entreprise et la mise à mort de son chef, cette histoire — qui dévoile l’absurdité du christianisme — avait de quoi séduire un auteur nourri de l’Évangile, mais qui affirmait avoir perdu la foi, amoureux de paradoxes et dont la verve amère n’avait pas encore trouvé le chemin du rire. La pièce reçut à Zurich un accueil des plus houleux. L’auteur en a récrit une autre version, sur le mode bouffon, en 1967 (les Anabaptistes) — preuve que le sujet lui tient à cœur.

L’année suivante, un second drame, historique lui aussi, l’Aveugle : un duc aveugle est persuadé, au milieu des horreurs de la guerre de Trente Ans, qu’il vit dans un pays merveilleux. Avec sa troisième pièce, Romulus le Grand, Dürrenmatt abandonne définitivement le drame pour la comédie : revirement profond, indispensable à ce tempérament robuste à l’ironie pessimiste, plus proche d’Aristophane que d’Eschyle. Il s’en est lui-même expliqué : « La tragédie implique faute, misère, mesure, vue générale, responsabilité. Dans le gâchis de notre siècle, dans cette débandade de la race blanche, il n’est plus de fautifs ni de responsables. [...] Seule la comédie a encore prise sur nous. [...] Cependant le tragique est toujours possible, même si la pure tragédie n’est plus possible. Nous pouvons atteindre le tragique à travers la comédie, le toucher en tant que moment terrible, en tant qu’abîme s’ouvrant devant nous. » De là à conclure que la comédie est l’« expression du désespoir » il n’y a qu’un pas, mais, selon Dürrenmatt, on peut donner au monde une autre réponse que le désespoir, on peut décider de lui tenir tête, à la façon de Gulliver parmi les géants... « Il est toujours possible de montrer l’homme courageux. » Le héros de Romulus le Grand, empereur non violent, éleveur de volailles, est l’un de ceux-là. Lucide, il a jugé l’Empire romain finissant, il hait ses ambitions impérialistes. Lorsque Odoacre, à la tête des Germains en armes, entre dans Rome, Romulus, abandonné de tous, s’offre à ses coups : que l’empereur périsse avec l’Empire. Mais Odoacre lui refusera cette mort, car lui aussi hait l’impérialisme. Les deux chefs se sont reconnus et fraternisent. Peut-être leur pacte, conclu dans l’humour et contre l’histoire, laissera-t-il à Rome quelques années de paix.

Plus lourdement pessimiste est le Mariage de Monsieur Mississippi, qui succède à Romulus. Là, le grotesque parodique atteint son paroxysme. Nous y voyons trois hommes épris d’absolu briguer les faveurs d’une veuve étrange et désirable, Anastasia, sorte de caméléon femelle, qui ne vit que dans l’instant. L’un des trois prétendants s’appuie sur l’Ancien Testament pour prôner la loi divine, le deuxième est un trotskiste fanatique, et le troisième croit à la charité et à l’amour. L’apologue est clair : ces trois amants ce sont les idéologies qui tentent de séduire l’infidèle, la cynique, l’inconsciente humanité. Tous échouent, et Anastasia les trompe tous. Avec une sorte de rage, Dürrenmatt voue les uns et les autres, dans un énorme rire, dans une immense et impitoyable bouffonnerie, à l’absurde et au néant.