Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

dodécaphonie ou dodécaphonisme (suite)

Schönberg acquit rapidement une maîtrise telle dans le maniement de ce langage nouveau qu’il put aborder les grandes formes de la musique de chambre (Quintette à vents, Troisième Quatuor) et de l’orchestre (Variations, op. 31), voire l’opéra (Von Heute auf Morgen, Moses und Aron), démontrant que ce langage permettait d’aborder tous les genres et que même un opéra d’une soirée pouvait naître d’une série unique. Par la suite, il devait relâcher la rigueur des lois dodécaphoniques et admettre des associations tonales dans une œuvre intégralement sérielle (Concerto pour piano, Ode à Napoléon). Il récrivit même quelques œuvres tonales non sérielles. Ses deux disciples privilégiés, Alban Berg* et Anton von Webern*, adaptèrent la méthode à leurs besoins personnels. Berg, qui avait eu l’intuition de la série avant 1914 (Cartes postales [Altenberg Lieder]), puis en 1917 (passacaille de Wozzeck), rechercha dans ses œuvres dodécaphoniques des liens avec la syntaxe tonale (Concerto pour violon, Lulu). Webern, au contraire, fut le premier à comprendre que la méthode d’écriture sérielle excluait le recours aux formes (sonate, rondo) héritées de la musique classico-romantique et même la notion de thème, jamais absente chez Schönberg. Fondées sur le principe de la variation perpétuelle, ses œuvres dodécaphoniques préparent hardiment l’avenir, et il eut avant sa fin tragique et prématurée l’intuition de la généralisation du principe sériel aux autres paramètres musicaux, que réalisèrent à partir de 1948 les musiciens sériels de la première génération de l’après-guerre (Boulez, Stockhausen, Nono) partant du modèle du Mode de valeurs et d’intensités de Messiaen.

Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le rayonnement de la pensée sérielle schönbergienne fut restreint à un petit nombre de compositeurs échappant à l’emprise alors toute-puissante du néo-classicisme stravinskien et hindemithien : l’Allemand Winfried Zillig (1905-1963), le Suisse Frank Martin*, l’Italien Luigi Dallapiccola*, la Britannique Elisabeth Lutyens (née en 1906). L’enseignement de Schönberg aux États-Unis (où le génial pionnier isolé Charles Ives* avait élaboré des structures sérielles dodécaphoniques vers 1900 déjà !) suscita le développement d’une école (Milton Babbitt, Wallingford Riegger, Roger Sessions) à laquelle se joignit après 1945 la majorité des jeunes compositeurs européens. Le rayonnement de Webern éclipsa alors celui de Schönberg. Stravinski lui-même rejoignit les rangs sériels au lendemain de la mort de Schönberg, mais son sérialisme ne devint que progressivement dodécaphonique. L’éclatement du matériau sonore consécutif à la généralisation de la musique sur bande et à la meilleure connaissance des musiques extra-européennes inaugura, aux environs de 1956 (Y. Xenakis*, G. Ligeti*, l’école polonaise), la phase postsérielle de la musique, qui se poursuit aujourd’hui. Nous pouvons voir à présent que, loin d’assurer les voies de la musique pour cent ans comme le pensait Schönberg en 1923, le dodécaphonisme sériel, ultime avatar de l’utilisation du total chromatique de la gamme de douze demi-tons tempérés, représente une extension finale du système tonal. Arnold Schönberg, qui refusait pour lui-même l’appellation de « musicien atonal » (il préférait celle de « musicien pantonal »), en était sans doute conscient.

C’est depuis quinze ans, avec la généralisation des micro-intervalles et des clusters, que la page a été véritablement tournée sur deux millénaires de musique occidentale !

Quelques termes de la dodécaphonie

cluster, abréviation de tonecluster (« grappe de sons »). Les clusters s’obtiennent en frappant le clavier soit avec la main à plat, soit avec le poing, ou encore avec tout l’avant-bras.

récurrence ou rétrogradation, principe d’imitation qui consiste à présenter les notes successives du thème dans leur ordre inverse, en commençant par la dernière et en finissant par la première.

série détective, série utilisant moins de douze sons. On en trouve notamment dans les premiers essais de Schönberg (op. 23 et op. 24), ainsi que dans les œuvres de Stravinski composées de 1953 à 1955 (entre le Septuor et le Canticum sacrum).

H. H.

➙ Atonale (musique) / Berg (Alban) / Schönberg (Arnold) / Sérielle (musique) / Vienne (école de) / Webern (Anton).

 R. Leibowitz, Schoenberg et son école (Janin, 1947) ; Introduction à la musique de douze sons (l’Arche, 1949). / T. W. Adorno, Philosophie der neuen Musik (Los Angeles, 1948 ; trad. fr. Philosophie de la nouvelle musique, Gallimard, 1962). / R. Vlad, Storia delle dodecafonia (Milan, 1958). / P. Boulez, Penser la musique aujourd’hui (Gonthier, Lausanne, 1964). / U. Dibelius, Moderne Musik, 1945-1965 (Munich, 1966). / H. Barraud, Pour comprendre les musiques d’aujourd’hui (Éd. du Seuil, 1968). / J. Hausler, Musik im 20. Jahrhundert (Brême, 1969).

Dodgson (Charles Lutwidge)

Connu sous le nom de Lewis Carrol, écrivain anglais (Daresbury, Cheshire, 1832 - Guildford 1898).


L’utilitarisme scientiste et le puritanisme victorien n’ont pas réussi à empêcher, dans la seconde moitié du xixe s. anglais, l’insolite résurgence du « spirit of wonder ». De cet esprit d’émerveillement, l’œuvre de Lewis Carroll apporte la plus réconfortante démonstration. La plus inattendue, par ailleurs, si l’on s’en réfère à l’époque et au milieu dans lesquels s’affirme la personnalité de Charles Dodgson. C’est au plus secret de son âme que certains ont tenté d’en trouver une explication. Le fils aîné du pasteur de Daresbury semble avoir eu le plus grand mal à s’intégrer au monde des adultes. Bègue, gaucher, timide, profondément marqué par la mort de sa mère, à qui il vouait un très grand amour, il ne se sent à l’aise qu’avec les enfants, ainsi qu’en témoignent d’une part ses promenades avec les trois filles du doyen Henry George Liddell, Alice, Lorina, Edith, et d’autre part sa passion de fixer par la photographie (art tout jeune dans lequel il excella) des silhouettes et des visages puérils, comme s’il voulait dire, tel le Cavalier Blanc s’adressant à Alice, « [...] je vais vous conduire jusqu’à la lisière du bois [...] et ensuite je m’en irai. Je ne peux aller plus loin. »