Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

Darlan (François) (suite)

Commandant en chef des forces maritimes à la déclaration de guerre, il installe à Maintenon un quartier général doté de remarquables moyens de transmissions qui le mettent en contact immédiat avec tous ses subordonnés à terre comme à la mer. Après l’évacuation de Dunkerque, la conquête par la Wehrmacht des côtes de la Manche et de l’Atlantique pose de façon aiguë le problème de la flotte. Son potentiel, à peu près intact, constitue, avec les colonies, un des atouts majeurs demeurant à la France au moment où Darlan est nommé ministre de la Marine dans le gouvernement Pétain, le 16 juin 1940. La position de l’amiral est alors très nette : il ne se rallie à la conclusion d’un armistice que lorsqu’il est certain que l’Allemagne n’émettra aucune prétention sur la flotte. Par mesure de sécurité toutefois, il donne les 20 et 24 juin un ordre secret à tous les commandants de bâtiments : les saborder quoi qu’il arrive plutôt que de les livrer à une puissance étrangère. Aussi, ressentira-t-il comme un affront à sa parole l’attaque de Mers el-Kébir, qui le renforcera dans son anglophobie instinctive. C’est alors que son rôle s’affirme sur le plan politique ; après la nomination à Alger de Weygand, avec lequel il n’a aucune affinité, et le renvoi de Laval le 13 décembre 1940, qui est l’occasion de sa première rencontre avec Hitler près de Beauvais (Noël 1940), Darlan est nommé par Pétain vice-président du Conseil, ministre des Affaires étrangères et successeur désigné du chef de l’État (10 févr. 1941). Pendant plus d’un an, il va apporter une marque très personnelle au gouvernement de Vichy. « Parfait opportuniste, dira de lui l’amiral américain Leahy, ambassadeur à Vichy, Darlan faisait de la corde raide entre les différentes puissances en conflit. » Cherchant à tirer parti de tout en fonction de la vision qu’il se fait des événements, il est fort probable qu’il ait cru alors à la victoire de l’Allemagne. Au lendemain de la fuite de Rudolf Hess en Angleterre, craignant que la France ne fasse les frais d’un compromis anglo-allemand, il rencontre le 12 mai Hitler à Berchtesgaden, où il s’engage très loin dans la voie d’une collaboration effective avec le IIIe Reich. Le 6, il a déjà autorisé la Luftwaffe à utiliser les aérodromes français de Syrie et, le 27, il signe à Paris, avec le général Warlimont, représentant de la Wehrmacht, un accord qui ouvre aux Allemands de larges possibilités dans les ports français de Casablanca, Bizerte et Dakar. Ce fameux protocole Darlan-Warlimont demeurera heureusement lettre morte grâce à la violente intervention de Weygand le 3 juin 1941 au Conseil des ministres de Vichy, lequel refusera de les ratifier. Dès lors, Darlan n’insiste pas, et il semble que l’invasion de l’U. R. S. S. par l’Allemagne, mettant fin à la redoutable alliance germano-soviétique, ait déjà ébranlé les convictions de l’amiral. Toutefois, il n’infléchit pas encore sa politique ; en juin, il ordonne la résistance des troupes de Syrie à l’attaque anglo-gaulliste ; durant l’été, il n’ose s’opposer aux terribles exigences de l’occupant de faire juger par des tribunaux français les patriotes arrêtés par les Allemands ; en novembre, il ne fait rien pour empêcher le rappel d’Afrique de Weygand, exigé par Hitler. À Turin, le 10 décembre 1941, il refuse cependant l’accès de Bizerte à Galeazzo Ciano et signifie qu’il n’ira désormais pas plus loin sans contreparties politiques du côté allemand, mais approuve les tractations en cours pour faire transiter par la Tunisie matériel et approvisionnement destinés à Rommel, en difficulté en Libye. L’échec de la Wehrmacht devant Moscou acheva-t-il de le convaincre de l’improbabilité d’une victoire allemande ? Toujours est-il que, en mars 1942, il fait prendre à Alger des contacts discrets avec Robert Daniel Murphy, consul général des États-Unis, et, lorsque Hitler impose le retour de Laval (avril), il se démet de toutes ses fonctions ministérielles, restant seulement commandant en chef des forces armées aux ordres directs de Pétain, dont il demeure le successeur désigné.

C’est alors que se situe le dernier et tragique épisode de cette surprenante carrière. Revenant le 29 octobre 1942 d’une inspection à Dakar et à Rabat, Darlan trouve à Alger son fils Alain atteint d’une violente crise de poliomyélite. Il le quitte le 1er novembre pour retourner à Vichy, d’où il est rappelé le 5 à Alger au chevet de ce fils dont le mal s’est subitement aggravé. Nous sommes alors à trois jours du débarquement allié en Afrique du Nord. Roosevelt et Eisenhower, qui en assument la direction, recherchent la solution politique qui facilitera la réussite militaire de l’opération et ralliera aux alliés les troupes et les territoires français d’Afrique. Si des accords de principe sont conclus avec le général Giraud, dont le représentant clandestin à Alger est le général Mast, Roosevelt a autorisé Murphy le 17 octobre à traiter également au besoin avec Darlan dans l’espoir de rallier la flotte française. C’est dans ces conditions équivoques que le 8 novembre, alors que Giraud confère encore à Gibraltar avec Eisenhower sur le rôle qui lui sera reconnu par les Américains, la Task Force du général Ryder débarque à Alger... Dans la nuit du 7 au 8, Murphy informe Juin, commandant en chef français en Afrique du Nord, et Darlan, qui n’en savaient rien. L’amiral explose, puis reprenant son sang-froid décide de conclure un cessez-le-feu local, dont il rend compte à Pétain, et, appuyé par Juin, se rallie très vite à l’idée de la rentrée en guerre de l’Afrique française aux côtés des alliés. La journée du 9 est marquée par l’arrivée à Alger du général Clark, adjoint d’Eisenhower, qui découvre l’imbroglio créé par l’intervention imprévue de Darlan dans la situation politique française : l’accord Darlan-Murphy va-t-il mettre en cause celui qui vient d’être péniblement conclu entre Eisenhower et Giraud ? Le 10, Murphy et Clark, dont le premier souci est la réussite de l’opération alliée et qui mesurent le poids de l’autorité morale de l’amiral sur toutes les instances françaises civiles et militaires d’Afrique, donnent la caution américaine à l’organisation des pouvoirs publics élaborée par Darlan et Giraud : le 12, l’amiral prend le titre de haut commissaire de France en Afrique « au nom du maréchal empêché », et Giraud celui de commandant en chef des forces françaises. À cette formule étrange, dont l’amiral Auphan, secrétaire de la Marine à Vichy, peut faire savoir à Darlan qu’elle a l’« accord intime » de Pétain, l’amiral ralliera aussitôt le général Noguès, résident général au Maroc, et Boisson, gouverneur général de l’Afrique-Occidentale française, à Dakar. Le 13, elle est avalisée au nom des alliés par Eisenhower au cours de sa visite à Alger, où s’installe le quartier général allié, tandis que l’invasion de la zone libre par les Allemands et le désaveu officiel de Pétain coupent définitivement les ponts entre le gouvernement de Vichy et Darlan, qui tente en vain d’ordonner à la flotte de Toulon de rejoindre Dakar. Au cours d’un « règne » de 40 jours, l’amiral, qui s’est adjoint le général Bergeret, ancien ministre de l’Air de Vichy, négocie aussitôt avec Clark les accords signés le 22 novembre prévoyant le réarmement par les États-Unis des troupes françaises qui, le 19, ont repris en Tunisie le combat contre les forces de l’Axe. Le 27 novembre, le sabordage de la flotte de Toulon prouve à Darlan que ses consignes de 1940 ont été exécutées, mais constitue une perte terrible pour la France. À Alger, l’atmosphère politique s’alourdit. En dépit du service certain qu’il a rendu aux alliés (« Personne, écrira Murphy, n’aurait pu comme lui rallier à leur cause Noguès et Boisson »), le retournement inattendu de Darlan et l’impossibilité d’envisager avec lui une entente quelconque avec de Gaulle à Londres suscitèrent bien des oppositions. Si Roosevelt ouvre à son fils Alain les portes d’une clinique américaine de Géorgie, spécialisée dans le traitement de la poliomyélite, il n’hésite pas à qualifier d’« expédient provisoire » son accord avec Darlan. Celui-ci proposera à Murphy de s’effacer, mais, le 24 décembre, alors qu’il se rendait dans son bureau, il est assassiné par un jeune Français, Bonnier de La Chapelle. Après les obsèques, auxquelles assistèrent Eisenhower et l’amiral anglais Cunningham, son corps fut inhumé dans une casemate de l’amirauté d’Alger, d’où il a été transféré à Mers el-Kébir en 1964.

P. D.

➙ Giraud / Guerre mondiale (Seconde) / Pétain / Vichy.