Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Crane (Stephen) (suite)

Publié en 1893, Maggie, fille des rues est salué comme un chef-d’œuvre naturaliste. Objectivement, sans jamais tomber dans le moralisme, Crane y décrit les étapes de la déchéance d’une fille du peuple. Née dans un milieu très pauvre, Maggie échange la promiscuité de son foyer contre l’horreur de l’usine. Séduite par un barman, puis abandonnée, elle se prostitue, puis se suicide en se noyant dans l’East River. On a comparé ce roman à l’Assommoir de Zola, sans que l’influence soit prouvée. Mais l’inspiration est comparable : le milieu apparaît ici comme une fatalité, et le naturalisme, malgré une objectivité scientifique apparente, tourne au mélodrame. Sous le réalisme, on devine un lyrisme mal contenu et une angoisse qui est celle de Crane.

Publiée en 1895, la Conquête du courage évoque une bataille de la guerre de Sécession, première guerre moderne, menée par des conscrits et non des professionnels, et employant toutes les ressources de l’industrie. Le sujet se prêtait aux descriptions réalistes et aux fresques historiques. Pourtant, Stephen Crane s’y livre moins au reportage historique qu’au réalisme psychologique. La bataille de Chancellorsville (auj. Chancellor) est décrite telle qu’elle est vécue par un jeune soldat, comme la bataille de Waterloo par le Fabrice de Stendhal. Le thème est le baptême du feu du jeune soldat, qui reste anonyme pendant une bonne partie du roman. Une série d’attaques et de contre-attaques l’entraîne dans un mouvement tourbillonnaire incompréhensible. Sous le réalisme de la technique du « point de vue », un contrepoint ironique révèle l’absurdité de la guerre. Blessé par les siens, commandé par un officier qui bafouille, le soldat se retrouve finalement, après plusieurs jours de combat, à son point de départ. Le baptême du feu n’en fait pas un héros, mais lui révèle que le monde est un chaos, où la seule valeur sûre est la camaraderie des hommes face aux forces déchaînées de l’absurde. Cette conclusion est aussi celle de la meilleure nouvelle de Crane, The Open Boat, où quatre naufragés luttent contre la mer.

Il y a chez Crane un conflit intérieur entre la tradition romantique et la théorie réaliste, entre une inspiration lyrique et une volonté de litote. Ce conflit fait de Crane un précurseur : on perçoit dans l’Adieu aux armes d’Hemingway un écho de la Conquête du courage. Sous le « réalisme », la précision des détails, la concision, sous une description apparemment objective des « faits et gestes », on devine plus qu’une ironie : une inquiétude, un désespoir devant l’absurde. La solidarité et la maîtrise de soi, les qualités de « style » sont les seules armes contre cette absurdité fatale. Sous les apparences d’un romancier réaliste du xixe s., Crane est déjà un moraliste du xxe s., dont la silhouette tragique annonce la « génération perdue ».

J. C.

 T. Beer, Stephen Crane (New York, 1923). / J. Berryman, Stephen Crane (New York, 1950). / D. G. Hoffman, The Poetry of Stephen Crane (New York, 1957). / W. Berthoff, The Ferment of Realism, 1884-1919 (New York, 1965). / E. Solomon, Stephen Crane. From Parody to Realism (Cambridge, Mass., 1966). / D. B. Gibson, The Fiction of Stephen Crane (Carbondale, Illinois, 1968). / R. W. Stallman, Stephen Crane (New York, 1968). / M. Gonnaud, J. M. Santraud et J. Cazemajou, Stephen Crane (A. Colin, coll. « U 2 », 1969). / J. Cazemajou, Stephen Crane (Didier, 1970).

Crane (Hart)

Poète américain (Garettsville, Ohio, 1899 - mer des Caraïbes 1932).


Suicidé à trente-trois ans, Hart Crane est un poète intense et intransigeant, un être à la manière de Rimbaud, dont la vie et l’œuvre suscitent des réactions passionnées. Né dans un milieu de commerçants de l’Ohio, tels ceux dont Sinclair Lewis fit la satire, il est profondément traumatisé par le divorce de ses parents, la domination de sa mère, l’indifférence de son père. Quand il quitte l’école, à dix-sept ans, pour venir vivre seul à New York, c’est un esprit génial, mais d’une affectivité maladive et morbide : il est déjà voué à l’univers furtif et nocturne de l’alcool et des homosexuels new-yorkais. Il écrit depuis l’âge de douze ans, et il publie son premier poème à dix-sept ans dans The Little Review. Il est très influencé par l’idéalisme platonicien, le transcendantalisme d’Emerson, les théories dionysiaques de Nietzsche et le panthéisme de Rabindranāth Tagore, qu’il rencontre en 1916. En poésie, ses premiers maîtres sont Blake, les symbolistes français et surtout Rimbaud, dont il se sent le disciple. Il est aussi influencé par les décadents anglais : Swinburne, Ernest Christopher, Dowson, Oscar Wilde. Son premier poème est intitulé C 33, numéro matricule de Wilde à la prison de Reading.

New York connaît alors, autour des revues Poetry et The Little Review, une renaissance poétique avec le mouvement imagiste et les polémiques de William Carlos Williams contre Ezra Pound et T. S. Eliot. La parution, en 1922, de The Waste Land (la Terre Gaste) d’Eliot affecte aussi profondément Crane que les autres écrivains de sa génération. Mais, s’il reconnaît la maîtrise poétique de T. S. Eliot, Crane rejette la condamnation de la civilisation du xxe s. et de son symbole par excellence, la civilisation américaine.

Dès 1922, l’œuvre poétique de H. Crane s’assigne comme but de réconcilier la poésie et la civilisation industrielle américaine. Pour cela, avec une intuition rare à l’époque, il associe les trois inspirations dominantes de la tradition poétique américaine : Poe, Emily Dickinson et surtout Walt Whitman, dont l’influence est sensible dans son premier volume. White Buildings (Blanches Constructions), publié en 1926, célèbre les gratte-ciel de Manhattan, dressés face à la mer. Dans ce recueil, on remarque en particulier les poèmes « Black Tamburine », « Praise for an Urn », « The Wine Menagerie », d’inspiration symboliste, où l’on reconnaît le rythme haché et brutal de la poésie moderne, martelant les obsessions alcooliques et homosexuelles propres à Crane. Cette poésie symboliste, voire visionnaire, parfois hermétique, implique, comme dans « Passage », « Paraphrase », « Possessions », une conception de la poésie comme « voyance ». Avec « Voyages », ce symbolisme prend un tour presque épique, qui rappelle l’inspiration de Melville, à qui Crane consacre un poème.