Crane (Stephen) (suite)
Publié en 1893, Maggie, fille des rues est salué comme un chef-d’œuvre naturaliste. Objectivement, sans jamais tomber dans le moralisme, Crane y décrit les étapes de la déchéance d’une fille du peuple. Née dans un milieu très pauvre, Maggie échange la promiscuité de son foyer contre l’horreur de l’usine. Séduite par un barman, puis abandonnée, elle se prostitue, puis se suicide en se noyant dans l’East River. On a comparé ce roman à l’Assommoir de Zola, sans que l’influence soit prouvée. Mais l’inspiration est comparable : le milieu apparaît ici comme une fatalité, et le naturalisme, malgré une objectivité scientifique apparente, tourne au mélodrame. Sous le réalisme, on devine un lyrisme mal contenu et une angoisse qui est celle de Crane.
Publiée en 1895, la Conquête du courage évoque une bataille de la guerre de Sécession, première guerre moderne, menée par des conscrits et non des professionnels, et employant toutes les ressources de l’industrie. Le sujet se prêtait aux descriptions réalistes et aux fresques historiques. Pourtant, Stephen Crane s’y livre moins au reportage historique qu’au réalisme psychologique. La bataille de Chancellorsville (auj. Chancellor) est décrite telle qu’elle est vécue par un jeune soldat, comme la bataille de Waterloo par le Fabrice de Stendhal. Le thème est le baptême du feu du jeune soldat, qui reste anonyme pendant une bonne partie du roman. Une série d’attaques et de contre-attaques l’entraîne dans un mouvement tourbillonnaire incompréhensible. Sous le réalisme de la technique du « point de vue », un contrepoint ironique révèle l’absurdité de la guerre. Blessé par les siens, commandé par un officier qui bafouille, le soldat se retrouve finalement, après plusieurs jours de combat, à son point de départ. Le baptême du feu n’en fait pas un héros, mais lui révèle que le monde est un chaos, où la seule valeur sûre est la camaraderie des hommes face aux forces déchaînées de l’absurde. Cette conclusion est aussi celle de la meilleure nouvelle de Crane, The Open Boat, où quatre naufragés luttent contre la mer.
Il y a chez Crane un conflit intérieur entre la tradition romantique et la théorie réaliste, entre une inspiration lyrique et une volonté de litote. Ce conflit fait de Crane un précurseur : on perçoit dans l’Adieu aux armes d’Hemingway un écho de la Conquête du courage. Sous le « réalisme », la précision des détails, la concision, sous une description apparemment objective des « faits et gestes », on devine plus qu’une ironie : une inquiétude, un désespoir devant l’absurde. La solidarité et la maîtrise de soi, les qualités de « style » sont les seules armes contre cette absurdité fatale. Sous les apparences d’un romancier réaliste du xixe s., Crane est déjà un moraliste du xxe s., dont la silhouette tragique annonce la « génération perdue ».
J. C.
T. Beer, Stephen Crane (New York, 1923). / J. Berryman, Stephen Crane (New York, 1950). / D. G. Hoffman, The Poetry of Stephen Crane (New York, 1957). / W. Berthoff, The Ferment of Realism, 1884-1919 (New York, 1965). / E. Solomon, Stephen Crane. From Parody to Realism (Cambridge, Mass., 1966). / D. B. Gibson, The Fiction of Stephen Crane (Carbondale, Illinois, 1968). / R. W. Stallman, Stephen Crane (New York, 1968). / M. Gonnaud, J. M. Santraud et J. Cazemajou, Stephen Crane (A. Colin, coll. « U 2 », 1969). / J. Cazemajou, Stephen Crane (Didier, 1970).