Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Albert le Grand (saint) (suite)

Chez les Dominicains

Dès son adolescence, Albert de Bollstädt est envoyé par son père, petit seigneur féodal, aux écoles de Padoue. Là, il entre dans l’ordre des Prêcheurs, récemment fondé. Après avoir enseigné dans divers couvents-collèges allemands, il est envoyé, en 1245, à l’Université de Paris, centre rayonnant alors dans tout l’Occident chrétien, pour y diriger l’une des deux chaires du collège universitaire des Dominicains. C’est là que, de 1244 à 1248, tout en enseignant la théologie, il commence la rédaction de son encyclopédie scientifique et philosophique, sur la base d’une étude d’Aristote, dont les ouvrages pénètrent alors l’enseignement et la haute culture. Entreprise audacieuse, qui fait sensation non seulement par la nouveauté de son objet et de sa méthode, mais parce que la lecture publique des écrits d’Aristote* a été à plusieurs reprises interdite par l’Église.

De fait, Albert est arrivé à Paris au moment où, dans une chrétienté périmée, se nouent les éléments de la crise sévère au cours de laquelle foi et raison vont s’affronter. Platon a été assimilé par les Pères de l’Église, tant en Occident qu’en Orient, dans des synthèses variées, qui l’ont purgé de son idéalisme, mais non du dualisme qui ne va pas sans mépris de la matière, en soutien d’un certain mépris du monde et de l’expérience terrestre. Aristote, lui, est resté déprécié, tant à cause du rationalisme de sa théorie de la connaissance que de l’empirisme de sa philosophie de la nature. À la faveur de nombreuses traductions, il se présente alors en aliment des nouvelles curiosités et enveloppé dans les commentaires du philosophe arabe Averroès*. Par une surprenante conjoncture se manifeste à ce moment la présence intellectuelle et mystique de la pensée des docteurs grecs chrétiens, en particulier de Denys l’Aréopagite avec son interprétation religieuse de la cosmogonie grecque. Enfin se diffuse, surtout dans les ordres mendiants, la théologie eschatologique de Joachim de Flore (1202), dont l’évolutionnisme radical, dans l’économie chrétienne, compromet la valeur des institutions terrestres. Albert, recteur de théologie à Cologne de 1248 à 1254, commente simultanément l’Éthique d’Aristote et le traité Des noms divins de Denys. Syncrétisme qui se prolongera, sous de multiples formes, jusqu’au xvie s.


La pensée d’Albert le Grand

L’intention d’Albert est explicite : rendre intelligible aux Latins tout le capital des diverses disciplines enseignées par Aristote, depuis ses copieuses analyses biologiques jusqu’aux spéculations métaphysiques. Le développement autonome des sciences profanes prend toute sa signification chez ce théologien, qui voit là le plein et sain équilibre de la foi. La règle de l’opération tient dans le respect des objets en cause, traités chacun selon son intelligibilité propre et l’autonomie de sa méthode. Thomas d’Aquin, disciple d’Albert, purgera l’entreprise de l’éclectisme que favorisait une paraphrase assez libre, propice aux concordismes d’un tempérament mystique. La théologie d’Albert, en effet, est commandée non seulement par une conception affective de la foi, mais aussi par une vision néo-platonicienne de l’univers, selon laquelle une participation dynamique des niveaux d’existence anime tous les êtres d’une tendance à revenir vers le Créateur, en s’assimilant plus parfaitement au Bien dont ils émanent. Toute une lignée de disciples, en Allemagne, au xive s., s’engagera dans cette voie.

On se doute bien qu’Albert rencontrera de vives oppositions, y compris parmi les siens. Peut-être est-ce à cause d’elles qu’il accepte sa nomination à l’évêché de Ratisbonne (1260-1262). Il revient bientôt à son enseignement et à ses hautes préoccupations. Il reste en effet solidaire des conflits dont l’Université de Paris demeure le centre, avec la pénétration du Stagirite et la diffusion de l’averroïsme, menée par Siger de Brabant. À plusieurs reprises, il intervient, en particulier lorsque, en 1277, les maîtres parisiens condamnent un ensemble doctrinal de tendance naturaliste, allant de la littérature érotique à l’anthropologie de Thomas d’Aquin. Le vieux maître défend la pensée et l’honneur de son disciple. Ce sera son dernier acte public. Rentré à Cologne, il perd la mémoire et s’éteint le 15 novembre 1280.

Albert laisse une œuvre considérable, dont on vient seulement d’achever l’inventaire : commentaires de l’Écriture, texte de base de l’enseignement de la théologie ; commentaires du Livre des sentences de Pierre Lombard et des ouvrages de Denys ; recueil de questions disputées, recueillies dans des traités et des sommes ; commentaires d’Aristote ; enfin, dans sa vieillesse, une copieuse somme de théologie. L’histoire posthume d’Albert confirme, jusque dans une extravagante réputation, le prestige qu’il avait exercé : la légende fit de lui un magicien découvreur des forces de la nature, dont il reconstituait les automatismes et manipulait les alchimies.

Un texte suggestif

« Il est des ignorants qui veulent de toutes manières combattre l’usage de la philosophie, surtout chez les Prêcheurs, où personne ne leur résiste ; comme des animaux sans raison, ils blasphèment ce qu’ils ignorent. »
Albert le Grand, Commentaires sur les lettres de Denys, VIII, 2.

M.-D. C.

➙ Anatomie / Aristote /Averroès / Dominicains / Scolastique.

 Œuvres complètes (Lyon, 1651 ; Paris, 1890-1899 ; 38 vol.). / P. Mandonnet, Siger de Brabant et l’averroïsme latin au xiiie siècle (Fribourg, 1899 ; 2e éd. Louvain, 1911). / A. Schneider, Die Psychologie Alberts des Grossen (Munster, 1903-1906 ; 2 vol.). / G. G. Meersseman, Introductio in opera omnia B. Alberti Magni (Bruges, 1931). / F. Van Steenberghen, Siger de Brabant d’après les œuvres inédites (Louvain, 1931-1942 ; 2 vol.). / H. C. Scheeben, Albertus Magnus (Bonn, 1932). / Opera omnia (Cologne, édition critique, depuis 1951 ; 6 vol. parus). / B. Geyer, Albertus Magnus (in Die grossen Deutschen, t. Ier) [Berlin, 1956].