Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Colbert (Jean-Baptiste) (suite)

Mais le plus grand reproche que l’on peut adresser au colbertisme, c’est d’avoir eu, comme le mercantilisme, une conception erronée de la richesse. Celle-ci réside-t-elle dans la seule accumulation de numéraire ? Dès la fin du xviie s., sous la plume d’un précurseur de génie, Pierre Le Pesant de Boisguilbert (1646-1714), un changement radical s’opère dans la notion de richesse. « Il est aisé, écrit celui-ci en 1695, de voir que pour faire beaucoup de revenu il n’est pas nécessaire qu’il y ait beaucoup d’argent, mais seulement beaucoup de consommation, un million faisant plus d’effet de cette sorte que dix millions lorsqu’il y a point de consommation, parce que ce million se renouvelle mille fois à chaque pas, tandis que les dix millions restés en un coffre ne sont pas plus utiles à l’État que si c’étaient des pierres. »

Pour Boisguilbert, l’argent « est uniquement l’esclave de la consommation, suivant pas à pas sa destinée et marchant ou s’arrêtant avec elle, un écu faisant cent mains en une journée lorsqu’il y a beaucoup de ventes et de reventes, et demeurant des mois entiers en un seul endroit lorsque la consommation est ruinée ». Boisguilbert propose même de se passer de l’argent : « Si les hommes s’entendaient, dit-il, il serait aisé de lui donner congé [...] nous avons en Europe et on le pratique tous les jours, un moyen bien plus facile [...] pour mettre ces métaux à la raison [...] un simple morceau de papier. »

Cette conception, qui est aux antipodes du mercantilisme et du colbertisme, mais trop en avance sur son temps (l’échec de Law quelques années plus tard confirmera ce sentiment), n’oblitère pas l’œuvre de Colbert, capitale pour la France de son temps. Elle en marque simplement les limites et permet d’expliquer en définitive le peu d’ampleur de ses résultats.

Colbert reprend à son compte les théories mercantilistes

Je crois que l’on demeurera facilement d’accord de ce principe qu’il n’y a que l’abondance d’argent dans un État qui fasse la différence de sa grandeur et de sa puissance. Sur ce principe il est certain qu’il sort tous les ans hors du royaume, en denrées de son crû, nécessaires pour la consommation des pays étrangers, pour 12 à 18 millions de livres. Ce sont là les mines de notre royaume, à la conservation desquelles il faut soigneusement travailler.

Les Hollandais et autres étrangers font une guerre perpétuelle à ces mines, et ont si bien fait jusqu’à présent qu’au lieu que cette somme devrait entrer dans le royaume en argent comptant et y produire par conséquent une prodigieuse abondance ils nous en apportent en diverses marchandises, ou de leurs manufactures, ou qu’ils tirent des pays étrangers, pour les deux tiers de cette somme, en sorte qu’il n’entre tous les ans dans le royaume, au comptant, que 4 et demi à 6 millions de livres [...].

Leur industrie et notre peu d’intelligence a passé si avant que, par le moyen des facteurs et des commissionnaires de leur nation, qu’ils ont eu pouvoir d’établir dans tous les ports du royaume, s’étant rendus maîtres de tout le commerce par la navigation, ils ont mis le prix à toutes les marchandises qu’ils achètent et à celles qu’ils vendent [...].

(Le moyen est bien sûr que la France produise elle-même ces marchandises indispensables et qu’elle se dote d’une bonne marine.)

[...] Outre les avantages que produira l’entrée d’une plus grande quantité d’argent comptant dans le royaume, il est certain que, par les manufactures, un million de peuples qui languissent dans la fainéantise gagnerait leur vie.

Qu’un nombre aussi considérable gagnera sa vie dans la navigation et sur les ports de mer ; que la multiplication presque à l’infini des vaisseaux multipliera de même la grandeur et la puissance de l’État. Voilà, à mon sens, les soins auxquels doivent tendre l’application du Roy, sa bonté et son amour pour ces peuples. (Extrait des Lettres, instructions et mémoires de Colbert.)

Colbert et la marine

« Rétablir la gloire et l’honneur du royaume sur mer », tel est le programme que se fixe Colbert au moment où, en 1660, avec le simple titre de membre du conseil du Grand Maître de la navigation, il prend en main les destinées de la marine. Secrétaire d’État à la Marine en 1669, Colbert sera aidé à partir de 1676 par son fils Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay (1651-1690), qui poursuivra son œuvre après sa mort : pendant trente ans, les Colbert ont ainsi régné en maîtres sur les affaires maritimes, auxquelles ils ont donné une impulsion qui durera plus d’un siècle.

Le premier but de Colbert est de développer le commerce extérieur en restaurant la flotte marchande, quasi inexistante ; en 1660, face aux 15 000 navires marchands hollandais, la France n’en aligne que 329 de plus de 100 tonneaux. Pour favoriser l’armement des bâtiments, Colbert aura recours au système des compagnies privilégiées avec prime aux armateurs et subventions à certaines exportations. Ainsi sont créées plusieurs compagnies de commerce et de navigation. Elles ne connaissent pas le même succès que leurs concurrentes étrangères. Toutefois, le commerce se concentre dans certains ports : Saint-Malo (pêche), Le Havre et La Rochelle (Amérique), Nantes (Afrique), Bordeaux (Antilles), l’Orient (Lorient) [Indes orientales]. Malgré l’effort entrepris pour assurer la sécurité des routes commerciales, sans cesse menacées par les pirates « barbaresques », les résultats obtenus sont médiocres et ne commencent à s’améliorer que vers 1688.

Si l’œuvre de Colbert n’obtient pas tout le succès désiré pour la marine marchande, sa réussite est autrement brillante pour la restauration de la marine de guerre. Le premier souci de Colbert est d’assurer l’unité de direction de la marine. La grande maîtrise de la navigation aux mains des Vendôme est supprimée en 1669, l’amirauté est rétablie, mais, en conférant la dignité d’amiral à des enfants royaux (comtes de Vermandois, puis de Toulouse), on la vide de son contenu, si bien que, par délégation du roi, le pouvoir appartiendra désormais entièrement au ministre. Son autorité s’exerce dès lors sur deux hiérarchies principales : l’épée, commandement naval, chargé de la guerre, et la plume, chargée de l’administration. Cette dernière, confiée à des intendants du roi, prend dès 1668 le pas sur l’épée et coiffe commissaires et officiers de ports qui président aux constructions navales, au recrutement des marins et à l’armement des vaisseaux. Ces intendants sont le plus souvent des hommes de robe, subordonnés probes et fidèles du ministre, qu’ils font respecter des chefs d’escadre, à la discipline plus relâchée, de façon à faire régner partout l’économie la plus stricte dans la gestion. Après les ordonnances du Commerce (1673) et de la Marine (1681), la grande ordonnance de 1689, où Seignelay codifie l’œuvre de son père, règle tout le service avec une précision qui ne laisse plus aucune place au désordre. En 1670, le budget s’élève de 2 à 12 millions de livres. Pour trouver des équipages, Colbert substitue à l’affreux régime de la presse celui de la répartition des gens de mer en trois ou quatre classes pour le service du roi, système d’où sortira l’Inscription maritime. La création d’hôpitaux à Dunkerque, à Rochefort et à Toulon, celle d’une caisse des gens de mer pour aider les familles de marins, la caisse des invalides de la marine, qui assurera une modeste pension aux blessés, sont autant de mesures qui donnent au personnel, dont l’effectif atteindra 50 000 hommes, la sécurité indispensable à la continuité dans le service de l’État. Le corps des officiers, quasi inexistant, reçoit lui aussi sa première organisation. Son recrutement est assuré par le système des gardes marines, où l’on entre nommé par le roi sans condition d’âge ni de noblesse. Les plus méritants reçoivent des brevets d’enseigne ou de lieutenant de vaisseau ; on prend aussi les capitaines du commerce, des chevaliers de Malte, des officiers de l’armée, tous soumis à une stricte discipline.